Sur le papier, le projet de Tomorrow in a year, création de Hotel Pro Forma (laboratoire danois de création scénique fondé en 1985) présenté ce mois-ci à l'Opéra National de Lorraine à Nancy, est alléchant : une œuvre pluridisciplinaire — avec un net penchant pour le lyrique — qui évoquerait la vie de Charles Darwin en même temps qu'elle illustrerait la théorie de l'évolution de ce dernier, au travers d'une métaphore figurée par la forme de l'ouvrage lui-même et l'évolution organique de son langage en son sein. Le média lui-même évoluerait donc à la manière des espèces — musique, danse et théâtre subissant les effets de la sélection naturelle dans la durée du spectacle.

Sa réalisation, en revanche, laisse plus dubitatif. Lorsque le rideau se lève, nous suivons le célèbre naturaliste anglais dans son voyage d'exploration et de recherche à bord du Beagle. Ce n'est alors qu'un long récit — qui s'inspire en grande partie du journal de bord du scientifique —, auquel la mezzo-soprano Kristina Wahlin prête son timbre chaud et sa voix maitrisée — dans la plus pure tradition lyrique. Autour d'elle évoluent des personnages anonymes, aux comportements désordonnés - chacun d'eux ayant un caractère bien défini (une danseuse de ballet classique, un danseur aux mimiques de pantin, etc.). Le tissu sonore (composé par le groupe de musique électronique suédois The Knife) est alors parsemé de sons saturés, sales et/ou stridents, figurant le chaos d'un monde en pleine ébullition créatrice. En contraste complet avec la ligne vocale, qui fait référence aux plus grands tubes du lyrique : de l'Air du froid de Purcell au grand opéra italien. Pendant ce temps-là, sur la scène aux couleurs crues, illuminées de néons plus ou moins psychédéliques, paysages, espèces animales et couches géologiques sont esquissés à grands traits par une projection lumineuse mêlée de vidéos et de tracés laser.

Avec le retour de Darwin en Angleterre, le discours musical et scénique commence sa métamorphose, comme une lente mutation vers un plus grand degré d'organisation. La musique se rapproche de plus en plus de la techno, avec tout ce que cela suppose de rythmique consensuelle et de basses puissantes et débordantes. Le chant lui aussi perd une partie de sa richesse et, sur la fin, imitera carrément celui qu'on entend bien trop souvent sur nos ondes aujourd'hui : larmoyant, voire pleurnichard, et souvent faux — le tout amplifié pour mettre l'accent sur le prosaïsme du timbre et ses inflexions les plus pathétiques. Les évolutions chorégraphiques, quant à elles, gagnent au contraire en grâce et surtout en cohésion — mais la gestuelle s'appauvrit, surtout durant le troisième tableau durant lequel tous les protagonistes se retrouvent à danser sur ce qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un podium de boite de nuit — avec force spots stroboscopiques et fumée d'ambiance.

Bref, les créateurs de cette opéra auto-évolutif semblent avoir démontré, bien involontairement sans doute, une thèse sensiblement différente de celle qu'ils voulait défendre au départ : celle d'une évolution des espèces qui va vers l'uniformisation, une coercition forcée par la sélection naturelle — et par l'organisation sociétale qui est, en partie, la réponse que l'humanité a opposé au vaste processus général décrit par Darwin.

Mais le plus grand défaut de cet opéra reste dans son discours trop souvent sentencieux — de peur de ne pas être compris, il évite soigneusement toute allégorie ou métaphore trop hardie — et dans son manque de distance vis-à-vis du sujet. S'il y a en effet un sujet sur lequel la distanciation brechtienne serait efficace (hormis les sujets purement politico-philosophiques développés par Brecht lui-même), ce serait justement celui-ci, qui relève davantage de la cosmogonie et de l'histoire de la pensée que d'un véritable récit.

Si ce genre d'opéra-parabole n'est pas sans intérêt ni richesse — pour preuve ici le quatrième et dernier tableau, brossant à larges traits un portrait de notre société actuelle qui, par son frénétisme et ses trépidations, tend à se substituer à la lente évolution darwinienne — on se prend parfois à espérer que, sans mauvais jeu de mot, la sélection naturelle, à l'œuvre dans l'univers de la scène opératique comme ailleurs, laisse celui-ci sur le bord du chemin — non comme une aberration, mais comme un raté de l'évolution. Car c'est le sentiment qui domine en sortant : une forme d'amertume et de déception face au constat que, d'un matériau passionnant, et d'une idée a priori enthousiasmante, il n'en sorte que cet objet hétéroclite et sans direction véritable.
> Opéra National de Lorraine, le 22 janvier 2010
> Crédits Photo : Opéra National de Lorraine