À la Chaise-Dieu, Daniel Reuss offre une lecture magistrale et inspirée du chef d’œuvre de Johann Sebastian Bach, à la tête de la Cappella Amsterdam et de l’ensemble baroque belge Il Gardinello.
La célèbre Messe en Si de Bach recèle, encore aujourd’hui, de nombreux mystères, et l’on peut douter qu’ils s’éclaircissent un jour. Il y a d’abord son apparent œcuménisme : une messe catholique, composée dans esprit manifestement luthérien. Certes, sa dédicace première était au Prince électeur de Dresde, qui était catholique, et Bach lui-même était un luthérien convaincu. Mais cela n’explique pas tout. Pourquoi, par exemple, avoir bâti un tel monument — presque deux heures de musique ! — : une partition fleuve concrètement inadaptée à toute liturgie ? Et puis il y a le temps de la composition : le Sanctus (Vidéo), qui se trouve normalement vers la fin de la messe, date de 1723 et c’est le premier numéro que Bach compose. Il faut ensuite attendre 1733 pour qu’il couche le Kyrie et le Gloria — une composition motivée par sa candidature au poste de Compositeur de la Cour du Dresde (d’où la dédicace). Enfin, Bach ne mettra la dernière main à son grand œuvre qu’en 1748, soit 24 ans après la composition du Sanctus, et 2 ans à peine avant de mourir.
Pour ce faire, il compose, certes, de nouveaux numéros, mais remanie également quelques pièces déjà écrites, reprises dans diverses œuvres antérieures, notamment des cantates — un renouvellement du matériau dont il est coutumier (il le fait aussi pour ses Passions, son Oratorio de Noël et quelques autres) — faisant de cette Messe en Si ce qu’on appellerait aujourd’hui un « Best Of ». Et c’est en effet l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique.
Mais pourquoi ? Pourquoi cette volonté de constituer ainsi un recueil — par ailleurs parfaitement écrit et cohérent, malgré la distance qui sépare la composition des différentes partie ? Serait-ce une forme d’exercice qu’il s’impose, comme ce fut le cas pour quelques autres de ses monuments (L’Art de la Fugue, le Clavier bien tempéré) ? Est-ce l’obscurité qui l’envahit chaque jour un peu plus (atteint de cataracte, sa vue baisse depuis 1745) ? Est-ce un idéal intellectuel, ou mystique, qu’il cherche à atteindre ?
Quoi qu’il en soit, Bach n’aura jamais vécu cet idéal que par bribe, ou sur le papier : il n’entendit jamais sa Messe dans son intégralité.
Pour l’interprète, ces mystères impliquent de nombreuses embuches : quel effectif pour l’ensemble ? Doit-on jouer chaque numéro comme isolé ? ou inscrit dans un tout ? Et en ce cas, est-ce le tout d’une partie (dans la liturgie catholique, toutes les prières ne sont pas dites au même moment), ou un tout global ? Dit plus simplement : comment tenir la distance ? Sans parler des innombrables soucis techniques et musicaux qui se posent aux musiciens.
À écouter Daniel Reuss diriger, on se prendrait à croire, au contraire, que tout coule de source. Comme si de rien n’était, l’air de n’y pas toucher, le chef néerlandais insuffle à cette partition fleuve un élan fabuleux : c’est une véritable narration qu’il bâtit, d’un mouvement à l’autre, avec un talent, un tact, et une énergie hypnotisants — et les 2 heures de concert (sans entracte) passent comme une fleur.
C’est ainsi qu’il ne faudra pas s’impatienter dans le Kyrie Eleison. Avec son chœur, parfait d’homogénéité et d’équilibre, et son orchestre, d’une rondeur onctueuse, Daniel Reuss entame sa Messe en Si sans se presser, et, surtout, sans forcer. Nul besoin de sortir les gros calibres : il arrivera ce qu’il devra arriver, il ne s’agit pas ici de faire gonfler une tension qui ne ferait que retomber prématurément. Et c’est là-dessus que se déploie la fugue, avec un sentiment d’inéluctable, une irréversibilité du contrepoint qui ne fait qu’en renforcer la beauté. Même chose dans le Christe Eleison.
L’arrivée du Gloria s’accompagne de celles des cuivres : puissant feu d’artifice, trompettes et cors seront exemplaires, à l’instar tous les autres solos instrumentaux portés avec brio et sensibilité par les membres de l'ensemble El Gardinello — à la seule exception du Quoniam tu solus sanctus, dans lequel le cor soliste éprouvera quelques petits problèmes dans son duo avec basse.
La dramatisation du texte entreprise par Daniel Reuss est bien naturellement particulièrement perceptible dans le Credo (qui retrace notamment la vie du Christ), dont chaque numéro est comme une miniature réalisée avec un soin infini, et une force expressive époustouflante.
Seul petit regret (notamment dans le Benedictus) : la distribution. Toutes les parties solos sont assumées par des membres de la Cappella Amsterdam mis en avant. Un parti pris qui a ses bons côtés : si l’on peut regretter que ceux-ci n’aient pas la puissance ou la personnalité d’un soliste, le mariage de leurs timbres est indubitablement exquis. Cela peut donner le meilleur (les ensembles vocaux) comme le pire. On pourra toujours se consoler en se disant qu’il en était probablement de même à l’époque.
Quant au Sanctus, il confirmera, s’il en était encore besoin, que, s’il ne révolutionne pas ici l’histoire de l’interprétation de la Messe en Si, Daniel Reuss n’en est pas moins un digne héritier des Gustav Leonhardt, Nikolaus Harnoncourt ou Philippe Herreweghe.
Un chef à suivre, dans tous les répertoires…
> Abbatiale Saint-Robert, 28 août 2012