Billet de blog 23 décembre 2009

Matthieu Baumier

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La Russie de Poutine, côté roman

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Prilepine est un écrivain russe, et sans aucun doute, avec Sorokine, l’auteur de La Glace, chez L’Olivier, l’un des meilleurs de notre temps. San’Kia, diminutif attribué à Sacha, le héros de cette histoire, par son grand-père, est le troisième livre de l’écrivain à être traduit en France, les deux premiers ayant paru aux éditions des Syrtes.

Le tableau que Prilepine dresse de la Russie d’aujourd’hui est par bien des aspects effrayant. Sacha est un jeune homme en rupture de ban, membre d’un groupe politique extrémiste classé à gauche, mais d’une gauche patriote, une gauche dont les adhérents se vivent comme les enfants de la Russie mère, un parti qui n’existe pas, nous sommes bien dans une fiction, et qui cependant ressemble à s’y méprendre au Parti National Bolchevik, l’un des fers de lance de l’opposition anti-poutinienne. Le texte commence par une manifestation des « rouges-bruns » russes et Prilepine nous conduit, dans les pas de Sacha, au cœur de l’opposition russe, à la fois révolutionnaire et populiste, sérieusement violente et cependant potache. Le roman est donc politique. L’écrivain russe déroule avec force talent la montée révolutionnaire d’une partie de la jeunesse russe partie à l’assaut du népotisme poutinien. Il n’hésite d’ailleurs pas, à travers des dialogues pour lesquels il a grand talent, à mettre son antihéros aux prises avec les idées des ultralibéraux russes, à appeler à la révolution et à critiquer la Russie contemporaine. Il y a du Limonov là-dedans. Le côté politique de ce livre n’en fait pourtant pas un roman à thèse tant l’écriture à la fois classique, sur le plan du style, et fluide, entraînante, de Prilepine enchaîne le lecteur.

C’est d’une épopée politique dont il s’agit. Mais San’Kia est aussi un très grand roman social, parfois comparé, par la critique russe, à La Mère de Gorki. On pourrait aussi le rapprocher de Enfance. Car le roman met en scène le réel de la société russe, moscovite et rurale, montre l’état de déliquescence d’une société partie à la dérive au profit d’une minorité d’oligarques, trace un portrait extraordinaire d’une mère, celle de Sacha, perdue elle-aussi, à l’image de son pays, une mère véritable symbole de cette Russie. Il trace aussi le portrait de cette jeunesse conduite aux extrêmes politiques et à la violence de rue par la politique menée au plus haut sommet de l’Etat, une jeunesse qui affirme n’avoir d’autre avenir que celui de construire une Russie sacrée. Cela surprendra peut-être le lecteur, mais pas celui qui est un habitué de l’histoire et de la littérature de ce pays : il y a là-bas, depuis notre moyen-âge, cette conception politique, quasi religieuse, d’une Russie porteuse d’un destin, pour elle autant que pour l’Europe, cette Russie qui renaît contre Poutine. Social, politique, superbement romanesque, San’Kia est une fiction, bien sûr, mais le roman est fortement marqué par la personnalité de son auteur, écrivain, journaliste politique dans la presse nationale bolchevique, membre actif de ce parti politique et, surtout, de cet homme, l’auteur de ce très beau roman, qui fut membre des forces spéciales russes en Tchétchénie, lors de deux guerres.

Ici, en cet écrivain et en ce roman, c’est toute la chair de la littérature et de la Russie qui vient à nous, lecteurs français.

Zahkar Prilepine, San’Kia, Actes Sud, 2009, 448 pages

par Matthieu Baumier

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