MAS : La polémique autour de la déchéance de nationalité dépasse désormais les clivages gauche-droite et laisse place à la surenchère. François Hollande lors de ses vœux a déclaré : "Je respecte le débat. Il doit avoir lieu." Toutefois la tournure que celui-ci a pris est révélateur d'une crise des valeurs et de l'identité ; et pour poursuivre la tribune de mes camarades du front Démocrate, Brigitte Le Cam, Gilles Casanova et Jean Luc Benhamias je repose leur question : « comment sortir d'un débat difficile ?[1] » Comme citoyenne et membre du Front Démocrate, je m'efforce de relayer cette tribune que je trouve d'utilité publique mais néanmoins elle soulève des nombreuses interrogations sur l'identité et notre modèle français ; c'est donc une réflexion, voire une discussion philosophique que j'ai voulu avec le philosophe Jerome Lèbre, directeur de programme au Collège international de Philosophie, qui a publié un livre intitulé La Justice sans condition chez Michalon et travaille entre autres sur nos sociétés en mutation (Le colloque qu’il a coorganisé sur ce thème a eu lieu à Strasbourg quelques jours après les attentats de novembre).
Tout d'abord M. Lèbre que devons-nous penser de notre identité dans un pays en perte de repère sur la citoyenneté qui pour autant abrite en son sein des jeunes terroristes, pour qui l'expression de François Mitterrand « L'amour de la patrie » résonne comme une insulte? L'identité a une résonance qui détermine notre rapport entre le sujet singulier et le collectif, c'est là que nous entendons « je veux, je pense, je désire...on m'accepte, on ne me désire pas » et c'est bien dans cette sphère que tout ce joue, tout cela ne fait écho que si nous avons la faculté de nous faire entendre par l'autre. C'est de ce lien subtil qui fait que nous n'existons que parce que l'autre nous offre cette existence, et cette interdépendance crée le Nous.
A l'heure où François Hollande pioche dans les idées de droite, pensez-vous M. Lèbre que la déchéance de nationalité pose la problématique d'un nouveau Nous? Est-ce moi et eux, moi et moi, moi et mon autre nationalité, le Nous ne serait-il alors que du domaine du social, du politique? La question d'aujourd'hui, comment se construire avec mes satisfactions, me contradictions et mes frustrations dans un monde globalisant?
JL : Vous avez raison, il faut encore et toujours repenser notre identité, la décliner, la faire varier pour la porter bien au-delà de la simple question de l’identité nationale. C’est une bonne manière de « sortir de ce débat difficile », pour reprendre le titre du texte écrit par vos camarades du Front Démocrate. Ce débat rappelle en effet trop le « débat sur l’identité nationale » qu’avait lancé il y a sept ans le ministre de l’immigration Eric Besson et que la Gauche avait a juste titre refusé, parce qu’il n’avait pas d’autre but que de recentrer la politique sur le fameux « problème » de l’immigration. De plus ce n’est pas après sept ans de réflexion qu’une partie de cette gauche apporte sa contribution à ce débat par son projet de déchéance de nationalité - qui continue à faire implicitement la différence entre nationaux et binationaux, puisque les terroristes seront ou déchus de leurs droits, ou de leur nationalité. C’est en réaction immédiate aux attentats terroristes. Sarkozy avait proposé à Grenoble une mesure équivalente après le meurtre de plusieurs policiers. Cette méthode chère à Sarkozy consistant à changer la loi pour répondre à l’actualité était aussi critiquée par la Gauche qui maintenant le reprend, en promouvant un curieux principe de proportionnalité : plus l’événement est grave, plus la loi à changer est haute ; la réaction au terrorisme se trouverait donc dans une réforme constitutionnelle. Or admettre que les attentats provoquent un changement de structure juridique de la nation et une loi qui resserre l’identité nationale c’est leur donner une efficacité politique telle qu’on peut se demander s’il s’agit vraiment là de lutte contre le terrorisme.
Certes la nation a constitué son identité au cours de la Révolution française en la défendant contre tous ceux qui n’en voulaient pas : les partisans de la monarchie répercutant à l’intérieur la menace des puissances étrangères, la population de certaines provinces. D’où la détermination du crime de lèse-nation de 1791 ou à celle du statut d’« ennemis de la patrie » de 1793. Mais la comparaison qui vient à l’esprit entre ces mesures et l’actuel projet de déchéance de la nationalité devrait plutôt mener à l’abandon de ce projet. Nous sommes une nation, nous ne sommes pas en train d’en devenir une dans le contexte d’une guerre intérieure et extérieure. Nous avons une constitution, au sommet d’une structure juridico-politique solide. Le terrorisme peut faire des morts, mais non pas faire s’effondrer cette structure, à moins d’être accompagné politiquement par une remise en cause des acquis révolutionnaires (les droits de l’homme, donc aussi la liberté d’expression, d’association, etc.), ce qui est tout le problème de l’état d’urgence. Ce n’est pas le moment ni l’occasion de prendre des mesures de Salut public qui considèrent les terroristes comme des « ennemis de la patrie », ce qui est d’ailleurs leur faire trop d’honneur au moment où on souhaite les rendre indignes. L’arsenal du droit commun, où se trouve d’ailleurs déjà toutes les déchéances de droit qui sont les conséquences pénales de la déchéance de nationalité, doit suffire : c’est-à-dire qu’il doit montrer sa cohérence et sa force actuelles, pour répondre à l’actualité et punir ces crimes de droit commun que sont les actes terroristes, ces faits dont la visée politique doit être considérée en droit comme absolument négligeable : « l’arsenal pénal dont nous disposons semble suffisamment étoffé pour réprimer avec une extrême sévérité les terroristes », lit-on dans la conclusion du rapport de la Commission des Lois sur l’indignité nationale.
J’en viens ainsi à votre question sur l’identité citoyenne, qui déjà se différencie de l’identité nationale, et pose bien comme vous le dites la question de la relation entre le sujet et la collectivité. Réfléchissant au sens de la Terreur (et face à toute terreur, c’est bien ce qu’il faut faire : commencer par réfléchir) Hegel en est venu à l’idée qu’elle découlait de l’acquis principal de la Révolution : tout homme devient citoyen. Seulement l’homme moderne n’est pas un citoyen grec qui peut consacrer toute sa vie à la politique, pendant que sa femme et ses esclaves s’occupent de la tenue de son domaine. Donc la Révolution est contradictoire : elle veut élever immédiatement la liberté individuelle (les droits de l’homme) au rang de la liberté politique, mais ne peut admettre que tout citoyen est aussi un homme. D'où la Terreur, la condamnation à mort de tout homme qui affirme sa liberté individuelle en se comportant autrement que comme citoyen, c’est-à-dire virtuellement la condamnation à mort de tous les hommes, qui sont tous virtuellement des «ennemis de la patrie ». Hegel était convaincu, non pas « que le passé n’est d’aucun secours pour résoudre les problèmes du présent » comme le dit le rapport Urvoas, mais qu’elle ne peut résoudre les problèmes du présent qu’à condition de rassembler toutes les solutions du passé, sans transposer dans le présent un modèle dépassé. Il était convaincu que l’homme-citoyen moderne pouvait se constituer, au-delà du modèle grec et révolutionnaire, en un être cohérent qui rassemble en lui son identité familiale, sociale, religieuse tout en gardant son identité politique, c’est-à-dire sa participation à un Etat qu’il reconnaît justement parce qu’il lui permet de vivre, de travailler et de croire librement.
Seulement, cela posait encore un problème politique, situé à la limite de l’histoire : chaque homme risquait de se consacrer à sa vie privée au point de ne plus remplir ses devoirs de citoyen. Il fallait alors compter sur la contingence des guerres pour rappeler régulièrement à chacun qu’il devait son existence à l’Etat et pour ressouder la nation contre un ennemi public. Cela posait encore un problème économique et social : la liberté individuelle entraîne le libéralisme économique et l’inégalité des richesses, laquelle laisse toujours aux bords de la société une population pauvre, donc composée d’individus qui perdent une partie de leur identité et ne se reconnaisse plus dans la collectivité et dans l’Etat. Hegel constatait alors simplement que ce problème poussait la nation hors d’elle-même, l’amenait à chercher ailleurs des consommateurs et des moyens de subsistance pour s’enrichir, bref, provoquait un mouvement d’expansion, la colonisation. La continuation de ces problèmes et de leurs solutions hasardeuses (la guerre, qui n’est plus déclarée mais évoquée pour ressouder la nation ; l’expansion, qui n’est plus la colonisation mais la mondialisation) nous situe au-delà de cette histoire. C’est ce qui fait que notre société est en mutation, c’est-à-dire change sans pouvoir prévoir la finalité de ce changement ni en anticiper le sens. Ce qu’à sa manière, disait le slogan de campagne « le changement c’est maintenant ».
Cette mutation implique en effet une « perte de repère sur la citoyenneté », je dirais même une perte de repère et une perte de citoyenneté. Seulement, dans cette double perte, il n’y a pas que du négatif, il peut y avoir un gain de sens que l’histoire ne permettait pas d’anticiper. C’est ainsi qu’une certaine perte de citoyenneté est inscrite dans la constitution de chaque être singulier, qui a une vie autre que politique, une vie située au-delà de la cohérence qui la rend identifiable selon son modèle hégélien, dépassé lui aussi. Alors que les Révolutionnaires nommaient les femmes « citoyennes » sans leur accorder les droits réservés aux hommes, alors que le citoyen hégélien est père de famille, être aujourd’hui une femme citoyenne, comme être un homme citoyen, c’est avoir aussi en dehors de la politique toute une vie féminine ou masculine avec ses désirs, ses aspirations, ses devoirs qui sont singuliers, difficiles à identifier (ne serait-ce que dans l’ambivalence des désirs masculins ou féminins) tout en impliquant aussi les autres, certains autres. Chacun de nous membre d’un certain nombre de collectivités, associatives ou autres, qui n’ont elles rien de politiques. C’est ainsi que se constitue l’identité de chacun, comme une multiplicité de petites identités qui nourrissent une multiplicité de collectivités plus ou moins grandes. Je vous cite : « je veux, je pense, je désire...on m'accepte, on ne me désire pas ». Je veux ou pas, je pense ou pas, on me désire ou pas, et il faut que je fasse avec tout cela, qui ne forme pas une totalité de repères mais un sujet dans une communauté multiple.
C’est bien ainsi qu’en effet un nouveau « nous » se constitue, dans une démocratie en mutation qui s’élabore aussi en dehors du politique. On a vu juste en disant que dans les attentats contre le Bataclan ou les restaurants parisiens c’est cette démocratie-là qui était attaquée. C’est elle aussi qu’attaque le Front national dans sa lutte culturelle contre les « Bobos », comme si pouvait être identifiée si facilement une frange de la population à la fois nantie et frivole pour laquelle ce Front-là serait prêt à décréter aussi la déchéance nationale, afin de pouvoir organiser sans trouble-fêtes ces fêtes populaires culinaires locales qui faisaient l’essentiel de son programme culturel pour les Régionales. C’est cette démocratie qui est le peuple se constituant sans cesse, différenciant la République sans la diviser, remettant en jeu l’identité nationale, qui est aussi l’identité et la citoyenneté internationale, l’intégrant sans la fondre dans une multiplicité indéfinie d’identités, la continuant et la portant au-delà d’elle-même. A l’horizon, se trouve toujours la possibilité d’une citoyenneté mondiale, et celle de l’identité d’un monde qui ne cesse pas non plus de se constituer et de se mondialiser, avec toutes les incohérences, les conflits, les violences que cela amène aussi.
Le plus grand risque est alors couru par les sujets qui n’arrivent plus à trouver le moindre sens à tout cela, parce qu’ils sont atteints par les effets de la mutation ou de la mondialisation, perdent leur emploi ou voient leur tissu social partir en lambeaux. Alors ils tranchent le problème par un brusque retour à un modèle identitaire. Ils peuvent s’identifier à un mode de la nation qui n’existe plus ; tout l’effort du Front national est de les capter en donnant sens à ce qui n’en a plus, à cette identité nationale dont la force d’intégration est identique à la force d’exclusion. Tout autant, et particulièrement si on se sent exclu non seulement du tissu social mais aussi de cette identité nationale, ils peuvent se réfugier dans une identité religieuse qui bloque la religion à son stade identitaire et exclusif. Tout l’effort des mouvements intégristes est de capter ceux qui sont dans cette voie. Ce n’est pas en modifiant la loi sur la nationalité que l’on réglera le double problème de cette identification à la nation ou à la religion. Ce n’est pas en prévoyant que les terroristes qui ont deux identités nationales n’en ait plus qu’une ou que ceux qui n’en est qu’une en soit déchus, mais en menant une vraie politique de prévention qui fait que tous les citoyens puissent s’identifier à bien autre chose qu’à une ou deux nations ou à une religion, qu’ils puissent se constituer eux-mêmes dans des processus d’identifications et de différenciations multiples. C’est en luttant au jour le jour contre des déchéances imposées, le chômage, le manque d’accès aux ressources sociales et culturelles, la stigmatisation sociale, qui provoquent ce que l’on nomme radicalisation, laquelle est toujours et avant tout radicalisation de l’identité.
MAS : Mais la radicalisation n’est pas encore le terrorisme, comment se poser la question de cette jeunesse qui s'engage vers la mort, qu’est-ce qui la sépare vraiment des « ennemis de la patrie » ? Ces individus doivent ils être considérés comme hors de notre collectivité une fois ces crimes commis? Autrement dit, faut-il pour cela différencier les crimes terroristes des autres crimes ?
JL : Il faut en effet s’interroger sur le lien entre radicalisation et terrorisme et tenter d’abord de clarifier sous quel concept de radicalité se range ce phénomène de radicalisation. La radicalisation est toujours celle de l’identité… seulement l’identité ne vient jamais seule, il est impossible qu’elle vienne seule. Même le fameux « doute radical » de Descartes ne parvient à l’affirmation de l’identité du sujet (« je suis, j’existe ») qu’en passant par l’hypothèse d’un malin génie qui me trompe toujours, et qui n’a pas disparu au moment où le « je », même s’il se trompe sur tout, peut affirmer qu’il est, qu’il existe. « Je suis » donc déjà deux… Si les Français sont cartésiens, peut-être devraient-ils passer par cette radicalité du doute qui est aussi doute sur la radicalité, sur la possibilité d’une identité radicale.
En raison de son étonnante polysémie il est même difficile d’identifier le terme « radical » qui réunit, particulièrement en politique, des positions sans racines communes, sinon qu’elles impliquent à la fois un retour aux racines et une forme de rupture, de déracinement. Au XIXème siècle les républicains « radicaux » étaient opposés à la monarchie et au cléricalisme traditionnels, c’est donc à la République radicale que nous devons la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’élaboration de la laïcité. Le fond humaniste de l’extrême gauche est radical : « être radical, c’est prendre les choses par la racine. Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même » (Marx). Bien des jeunes entrent en politique par le radicalisme (gauche révolutionnaire, écologie radicale) et il reste important que les politiciens modérés soient à l’écoute de cette jeunesse qui s’engage, critique, polémique, manifeste. Le radicalisme est aussi proche de l’extrémisme que de l’intégrisme. Seulement, le radicalisme implique bien plus nettement un processus : il invite à chercher pourquoi, qui se radicalise, comment, selon quelle voie de radicalisation qui peut mener à une position critique vis-à-vis de la société ou à des actes extrêmes, violents et/ou criminels supposant un abandon total du sens critique. Quand Manuel Valls dit : « Pour ces ennemis qui s’en prennent à leurs compatriotes, qui déchirent ce contrat qui nous unit, il ne peut y avoir aucune explication qui vaille ; car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », cette phrase risque de détruire le concept même de radicalité qui implique un processus de radicalisation et donc une explication, l’explication n’étant ni plus ni moins que le contraire de l’évitement et de l’excuse. C’est ainsi que l’on peut mener une politique de prévention, mais aussi repérer quels « radicalisés » sont prêts à passer à l’acte.
L’horizon, c’est bien alors l’articulation entre radicalisation et terrorisme, donc l’explication d’un processus qui rend certains prêts à passer à l’acte, ou, ce qui n’est pas la même chose, les fait passer à l’acte, s’engager dans la mort en entraînant leurs victimes dans la mort. L’endoctrinement joue un rôle majeur, et dans le cas du djihadisme, tout est fait pour qu’un sens unique de la croyance (la croyance comme djihad, pour peu que ce mot n’est qu’un sens), comme une conception unique de la vie après la mort (le paradis et ses soixante-deux vierges pour chaque martyr) puise dans le Coran une motivation qui serait dissoute par toute vraie lecture du Coran, tenant compte de ses sens multiples, de sa relation complexe avec la poésie dans la description du paradis, de sa prévention contre la bêtise destructrice et le non-savoir : « Si on leur dit: "gardez-vous de faire dégât sur la terre", ils répondent : "meilleurs nous la rendons" eh bien! Ce sont eux les faiseurs de dégât, mais ils n'en ont pas conscience. Si on leur dit: "croyez comme croient les vrais hommes" ils répondent: "nous croirions, nous, comme des sots ?", eh bien, ce sont eux, les sots, mais ils ne le savent » (Sourate II, 11-13). L’endoctrinement violente la religion car sa finalité est la violence, une violence politique, géopolitique : la guerre et rien d’autre. Les Etats ou les groupes qui l’organisent sont donc d’une manière tout à fait consciente nos ennemis, au sens politique du terme, même quand ils sont, pour des raisons géopolitiques ou économiques, aussi nos amis, telle l’Arabie saoudite. A ce stade, il n’y a pas de vraie différence à faire entre endoctrineurs et endoctrinés : du point de vue du savoir, ils en sont au même point, leur but n’est pas d’approfondir leur foi coranique met bien de prendre les armes contre des pays ennemis. Il serait ridicule de penser que les terroristes sont prêts à mourir pour gagner 72 vierges sans avoir conscience que leur acte a une finalité politique, qu’il vise avant tout à atteindre un pays. Ce qui ne nous dit d’ailleurs pas à quel moment et sous quelle forme on doit faire la guerre à nos ennemis, et encore moins que la politique repose sur l’identification de l’ennemi, la déclaration ou l’évocation de la guerre. Cela est clair pour nos ennemis mais devrait l’être moins pour nous-mêmes.
Un terroriste français, lui, veut la guerre, il a bien pour motivation principale de rompre le contrat social, de se faire l’ennemi de son peuple. Mais pour cela, il faut bien tout un processus de rupture qui dresse un individu contre son propre pays, l’amène à suivre des séances d’endoctrinement et d’entraînement qui le préparent à tuer. On ne peut donc pas plus séparer la radicalisation terroriste de ses causes sociologiques que de ses causes doctrinales. Le doctrinal pourrait d’ailleurs être ici tout autre que le religieux : le rapport Urvoas sur l’indignité nationale développe ainsi une comparaison entre les djihadistes et les anarchistes de la fin du XIXème siècle. Les anarchistes ne croyaient pas à une vie après la mort, ils étaient prêts cependant à mourir et à faire mourir pour leurs idées et ne visait rien d’autre que de porter atteinte à ce contrat social (celui de la République « radicale ») qu’ils considéraient comme un ordre aliénant, un faux régime de liberté devant laisser place à une vraie démocratie. Je cite le rapport : « Les dirigeants de la IIIe République ont délibérément fait le choix de traiter les anarchistes, non pas hors de la République ou de la Nation, mais hors du débat politique. Selon toute vraisemblance, ces derniers auraient pourtant considéré comme un honneur d’être frappés d’indignité nationale, eux qui n’ont jamais sollicité leur grâce, eux qui sont morts sans crainte, dans l’ambition d’apparaître comme des martyrs d’une répression étatique et bourgeoise aveugle, arbitraire et sanguinaire. Loin de voir ces espoirs satisfaits, ils furent simplement traités comme des accusés de droit commun. »
Il faut considérer simplement que celui qui tue pour des raisons politiques rompt le contrat social de la même manière qu’un criminel de droit commun et, s’il n’est pas mort dans l’action (aussi parce qu’il n’a fait que participer à sa logistique), se trouve soumis à ce titre au droit pénal. C’est-à-dire considérer que si un Etat peut faire la guerre contre un Etat, il ne peut et ne doit la faire à ceux qui entrent individuellement en guerre contre lui ; il ne doit pas décerner à ces criminels le statut d’ennemis légitimes, de martyrs de leur cause politique. La logique est alors exactement la même que celle qui fait que la France a reconnu dans les résistants tués par les Allemands des combattants, des politiques. Reconnaître la teneur politique d’un meurtre, c’est l’expliquer et le justifier, c’est reconnaître la justesse d’une guerre, et c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire dans le cas du terrorisme.
Il reste à signaler que les criminels de droit commun étaient aussi, selon toute une tradition juridique et philosophique, considérés comme des ennemis du peuple, ayant choisi d’entrer dans une guerre injuste contre lui, de s’exclure de la communauté, si bien qu’il méritait la peine de mort. L’abolition de la peine de mort dans toute l’Europe a donc la signification inverse : on ne reconnaît plus le criminel comme un ennemi, mais comme un citoyen qui a porté atteinte à une société bien plus forte que lui et que cette société punit sans le tuer. Ainsi tout porte à désamorcer la tentative du terroriste qui entendait rompre avec le contrat social, à affirmer que le contrat social ne peut être vraiment rompu, à montrer que la société démocratique répond par le lien à la rupture. Seulement, pour cela, il faut que les citoyens français aient confiance dans nos peines les plus lourdes. La réclusion criminelle à perpétuité, qui peut être assortie d’une période de sûreté allant jusqu’à trente ans, ce n’est pas rien. On peut toujours imaginer plus, la peine de mort et bien pire que la mort, seulement les citoyens d’un Etat de droit doivent concevoir que cet Etat repose sur le maintien du droit, sur le lien entre le condamné et la société, et non sur le fantasme illimité des peines. On peut aussi concevoir plus : rallonger la période de sûreté, ou sans porter atteinte à la nationalité, rajouter des mesures pénales de déchéance civile et citoyenne à celles qui existent déjà et qui sont légitimes, dans la mesure où un citoyen qui a voulu rompre avec le contrat social doit être déchu de ces droits tout en restant citoyen. Mais franchement, même si s’exprime dans la société une demande de rajouter quelque chose à la peine la plus lourde, cette demande me semble si ambiguë, dangereuse, pulsionnelle, que la meilleure réponse pourrait aussi consister à ne pas y répondre. Que notre droit s’applique, et les citoyens qui sont censés le connaître le connaîtront mieux, pour peu que l’application du droit puisse avoir un effet médiatique aussi important qu’une réforme. Nous ne sommes pas censés ne trouver d’intérêt que dans les lois nouvelles pour les oublier une fois qu’elles deviennent effectives.
MAS : Oui mais ce n’est pas l’application du droit qui permettrait au gouvernement de se positionner vis-à-vis de l’extrême droite. II semble justement qu'il ait une défaillance de notre modèle national incapable de rassurer nos concitoyens sur leurs propres valeurs et sur leur propre droit, d’où la volonté politique de reposer la question de la nationalité à travers celle de la déchéance. On n’oubliera pas que le gouvernement n’a rien fait pour éviter la catégorisation entre « binationaux et nationaux », laquelle reste implicite dans le projet de loi, est une exigence de la droite et l'un des poncifs du Front National ; il semble qu'il ait pour ce dernier parti une identité française qui ne pose pas de problème, celle du Français de souche, soyons plus franc comme Nadine Morano ceux de race blanche et l'autre, celle que les socialistes ont du mal à nommer, que la droite appelle « les identités visibles » et le Front National les Français issus de l'immigration. Le risque demeure donc de réveiller le vieux rêve des extrêmes et donc la fin du droit du sol. Il ne me semble pas que notre premier ministre ait jamais désigné dans ce débat les binationaux espagnols, italiens, grecs, allemands....mais semble plutôt stigmatiser une diaspora venue du Maghreb et de l'Afrique noire. Vous avez posé le problème de l'homme et de son histoire et l'importance d'inscrire la nation dans le temps, pourtant il semblerait que l'Etat français se montre d'une amnésie sans pareille au point de négliger l'importance des enjeux politiques, stratégiques et économiques de l’histoire de cette diaspora qui de son côté n'a pas hésité à adopter une autre citoyenneté. Est-ce que la France aurait perdu toute notion d'héritage à ce point ?
JL : Cette question me semble fondamentale parce qu’elle est celle de la constitution historique du peuple français, et ce n’est pas pour rien que j’utilise ici ce terme de constitution au sens large, qui dans toute la philosophie politique s’articule avec la constitution au sens juridique : le texte de la loi fondamentale a un aspect anhistorique, qui est sa rigidité et sa cohérence interne, mais il est aussi la traduction juridique d’une histoire qui a mené au présent. La première phrase du préambule de notre constitution perpétue la valeur légale de textes qui ont explicitement des dates, 1789, 1946, 2004… et puis la présence très importante des départements et territoires d’outre-mer dès le préambule et dans le corps du texte montre que la loi fondamentale doit toujours clarifier les conséquences d’une colonisation révolue. Enfin, la constitution confie la détermination de la nationalité à la loi (article 34), ce qui est justement la meilleure manière de l’inscrire dans le temps, puisque la loi est moins atemporelle que la constitution. L’un des effets négatifs de la réforme constitutionnelle serait justement d’élever au rang constitutionnel, par la voie négative de la déchéance, la détermination de la nationalité.
Les lois sur la nationalité condensent ainsi l’histoire de la France, ancien pays colonisateur et nation constituée en grande partie par ses retours en métropole et ses immigrations anciennes et nouvelles, politiques et économiques, et c’est pourquoi ces lois conjuguent à leur manière le droit du sang, héréditaire, et le droit du sol formulé pour la première fois en France par la constitution de 1791 : « sont français les fils d’étrangers nés en France et qui vivent dans le royaume ». Je suis d’accord avec la tribune du Front démocrate et avec vous sur le fait que le FN, dans son obsession anti-immigration, cherche à porter atteinte au droit du sol pour privilégier le droit du sang. Il reste que le droit du sang est indispensable et bénéficie aussi aux enfants de ceux qui obtiennent la nationalité française par le droit du sol. C’est le mixte de ces deux droits (auxquels s’ajoutent la possibilité des régularisations de séjour, que Valls a d’ailleurs contribué à ouvrir quand il était ministre de l’intérieur, et qui peut mener, à la génération suivante, à l’acquisition de la nationalité française selon le principe du droit du sol) qui constituent au mieux et dans le fil du temps une nation ouverte à l’étranger. A l’opposé, se trouve l’élévation au rang de principes absolus du sang et du sol (Blut und Boden), combattant l’un contre l’autre pour s’unir dialectiquement et autoriser la guerre contre les autres nations.
C’est bien le mixte de ces droits du sang et du sol qui a amené la loi française à autoriser la double nationalité, laquelle est étroitement liée à l’histoire de l’immigration en France sans pour autant permettre l’identification d’une catégorie homogène d’« immigrés ». Outre qu’il peut y avoir des binationaux français à l’étranger, 10% des binationaux en France ont acquis une autre nationalité plus tard tandis que ceux qui ont immigré ou dont les parents ont immigré en France se répartissent entre nationaux et binationaux. De plus, si 90% des binationaux en France sont immigrés ou descendants d’immigrés, aussi bien cette immigration s’est déroulée à l’intérieur de l’Union européenne, comme vous le remarquez. Et avec tous ces cas de figure, les doubles nationaux n’atteignent que 5% de la population française. S’il y a un faux-problème, d’abord parce qu’il concerne des situations extrêmement diverses, ensuite parce qu’il ne concerne pas grand monde, enfin parce qu’il n’a aucune conséquence (la binationalité ne crée pas de droits particuliers en France), c’est donc bien celui de la binationalité. Mais c’est avec de tels faux-problèmes, complètement hétéroclites, que le Front national élabore un problème de l’immigration, construit un « thème » qui peut ensuite être repris par un autre parti, jusqu’à ce que la France entière se focalise à un moment donné sur une question à peu près dénuée de sens.
Le faux-problème se construit par simplification jusqu’à ce qu’il puisse se focaliser sur une figure qui semble simple, même si elle reste au moins double, ou triple (un jour c’est le plombier polonais immigré, un autre le terroriste binational). Mais dès que quelqu’un dit « le vrai problème, c’est que… » vous pouvez être sûr que cette vérité implique déjà son identité et sa figure, et qu’on a pris la voie du faux problème. Je préférerais donc parler de problèmes réels, car le réel, c’est ce qui est toujours problématique : on doit lui faire face alors qu’il manque précisément de simplicité et de figures. Le réel se dissémine, se disperse, il est la dis-solution des solutions ou la diaspora des identités. Kant saisit un problème réel quand il parle de « l’insociable sociabilité » des hommes, qui voudraient vivre ensemble mais en même temps ne le veulent pas (je désire, je ne désire pas…). Même si l’inclination à la dispersion (à la diaspora) domine, les hommes « ne peuvent pas se disperser à l’infini » puisque la Terre est un espace fini. La Terre est ronde, si bien que les hommes sont obligés de se rencontrer et de vivre ensemble, la Terre est hétérogène, si bien que dispersés et rassemblés, les hommes se différencient en « races » superficielles en s’adaptant aux différents climats. Ces différences géographiques visibles offrent alors l’occasion de reconstituer historiquement ce que Kant nomme « la réalité du genre humain », c’est-à-dire de ressaisir comme un devoir le penchant à vivre ensemble, d’affirmer ainsi l’unité d’une « race humaine » qui a pour première caractéristique de retrouver en chacun de ses membres le même devoir. C’est cet impératif, que je trouve en moi et en l’autre, qui fait la dignité absolue (donc infigurable) de chaque homme, et qui implique la réalisation politique de l’unité du genre humain sous la forme d’une constitution juridique universelle. Se situer à la hauteur de cet impératif, c’est dès lors le seul problème réel.
J’ai gardé des guillemets autour du terme « race » parce que je citais Kant, aussi parce que je citais un texte du XVIIIème siècle. Ce terme est emporté dans et par l’histoire des diasporas et des nations, et il ne peut être question d’en faire une histoire linéaire. Michel Foucault a montré dans Il faut défendre la Société qu’en plein XVIIIème siècle, s’élaborait en France une relecture de l’histoire comme guerre intérieure des races, une guerre en France entre la race gauloise et la race franque ; il introduit ensuite une discontinuité dans cette histoire, celle de l’émergence à la fin du XVIIIème siècle d’une « biopolitique » qui entend non plus régner souverainement sur la vie et la mort des individus, mais les faire vivre, c’est-à-dire maintenir la population, quitte à vouloir la maintenir dans sa pureté et à se donner comme programme l’élimination de toute contamination pour une race inférieure, et c’est ainsi que Foucault explique le génocide nazi. Mais c’est encore bien trop linéaire. Il semble plutôt qu’au XVIIIème siècle, cohabitent cette guerre des races, un antisémitisme traditionnel chrétien qui porte sur la « nation » juive au sens biblique du terme (comme unité qui se maintient dans la diaspora) et un débat sur la différence et l’égalité des races dont le fond politique est avant tout la question de la colonisation et celle de l’esclavage des Noirs, question qui concerne la relation entre l’Europe, l’Amérique et le reste du monde. Les penseurs des Lumières comme Kant ou les encyclopédistes lient explicitement l’affirmation de l’égalité des races au devoir d’abolir l’esclavage. Au XIXème siècle, l’antisémitisme religieux se distingue d’un antisémitisme laïc qui fait de la diaspora juive la responsable des profits et de la mondialisation du capitalisme, tandis qu’une nouvelle vague de colonisation et d’esclavage rend possible des régimes raciaux, dont la IIIème République (que l’on pense à Jules Ferry). La naissance de la biologie, science neuve qui oscille sur ses bases et s’avère facile à dévier, peut permettre de récupérer la distinction des races telle qu’elle se trouvait dans l’histoire naturelle à l’époque des Lumières et de lui donner une fausse teneur scientifique et naturelle. Il fallait ces facteurs multiples, et encore bien d’autres (la crise économique et constitutionnelle de la République de Weimar réactualisant la difficulté historique de l’Allemagne à se constituer en Etat-nation, la recherche d’une nouvelle mythologie, le développement de l’orientalisme dévié pour trouver ailleurs, dans l’aryanisme, une origine du peuple allemand, etc.) pour que le nazisme soit seulement possible. Il fallait une conception hétéroclite et incohérente de la « race » allemande, pour que soit possible l’affirmation totalitaire de son identité, qui dès lors se retourne contre les composantes hétéroclites du peuple allemand, se dirigeant avant tout contre les juifs tout en faisant potentiellement de tout allemand (comme l’a montré Hannah Arendt) un ennemi du peuple.
Je ne prétends pas être allé bien loin dans l’histoire du concept de « race », mon seul but étant de montrer que quand il est utilisé aujourd’hui, c’est en fonction de l’une ou l’autre de ces lignes historiques, sans qu’il soit pour autant possible de vraiment distinguer une ligne d’une autre : il n’y a pas plus d’usage déterminé du concept de race que de race déterminée, la loi étant d’un côté comme de l’autre celle de l’éclatement et du mélange. Quand Nadine Morano dit que la France est un « pays de race blanche », elle peut bien se référer à de Gaulle, et donc à toute une vieille tradition républicano-catholico-raciale, mais outre que cette tradition a pu servir en son temps la violence de la colonisation elle réveille par résonance tous les crimes et génocides raciaux. La seule chose qui pourrait protéger le concept de race, le simplifier, l’identifier, relève d’un décrochage vis-à-vis du réel, qu’on l’entende comme réalité historique ou comme réalité scientifique, puisque la génétique a laminé la différence biologique des races en montrant dans son propre langage que l’humanité s’est constitué un patrimoine commun par diaspora et mélange.
Il en découle qu’on ne peut penser l’humanité qu’en concepts mixtes, émancipés, adaptés à leur propre dispersion interne et externe. Le plus proche du réel, celui qui nomme cette dispersion, est bien le terme grec de diaspora, devenu gréco-juif dès l’Antiquité, et très bien applicable aux mouvements migratoires des populations d’Afrique noire, d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, de Chine etc., issus de l’esclavagisme, de la décolonisation, de la mondialisation. Chaque diaspora a son histoire, son mode de présence, de maintien d’un lien commun à l’intérieur de différents pays, sa manière de faire lien avec les nations et toutes les autres diasporas qui la constitue. Le problème réel formulé par Kant (les hommes se désirent et ne se désirent pas) resurgit ici, c’est l’immense problème, sousjacent à tout ce que nous avons dit, des tensions internes provoqués par les migrations et la constitution historique des nations. Il faut à la fois accepter les autres et se faire accepter et dans ce « il faut », entendons à la fois un devoir absolu et une défaillance possible.
La défaillance possible sera toujours celle des droits : droit à la dignité, à l’égalité devant la loi et la justice, mais aussi au logement, au travail, à l’éducation. Dans ce contexte le problème réel des diasporas (tel qu’il se pose à elles parce qu’il se pose vis-à-vis d’elles) rejoint celui des minorités, des groupes qui ont droit aux droits mais n’accèdent pas à tous les droits, les femmes, les homosexuels etc. Pour cerner leur particularité on les nomme minorités ethniques, ce qui est presque une contradiction dans les termes, car l’ethnie repose sur une identité culturelle et la minorité sur une non-plénitude des droits. On préfère le terme, officiel au Canada, de « minorités visibles ». L’expression a l’avantage de voir en elles une différence qui n’est qu’apparente, celle de la couleur, une couleur sans autre caractéristique physique, donc sans figure. Elle permet bien de condamner le racisme, qui consiste à identifier immédiatement dans la couleur une histoire ou une nature, à la figurer jusqu’à la caricature. Même l’antisémite voit les juifs, selon des traits distinctifs stables depuis les chemins de croix de la peinture chrétienne, tout en affirmant que le pouvoir des juifs tient à leur invisibilité. Le problème est qu’en dehors du racisme, le champ de la vision n’offre aucune différence stable. La couleur peut varier indéfiniment, même au-delà des métissages (combien d’Italiens sont pris en France pour des « maghrébins »…). On ne peut affirmer non plus qu’on ne voit que la couleur, comme certain(es) féministes au moment du débat sur la parité, refusant que les femmes soit considérées sur le même plan que les minorités visibles, comme si la féminité ne se voyait pas. Et puis, la visibilité mène facilement à la spectacularité, celle des ministres ou des présentateurs télé « de couleur », et c’est ainsi que la droite de Sarkozy a introduit en France la notion de « minorités visibles » pour limiter ses efforts de discrimination positive à ce simple spectacle. Enfin, être minoritaire c’est aussi être invisible même quand on est là, pourtant bien visible, et c’est ainsi que les femmes comme les personnes dites « de couleur » sont longtemps restées minoritaires sans même qu’on les voit. Les limites de la visibilité sont finalement aussi celles de l’aveuglement à la couleur (colorblindness), caractéristique de la République française très prisée à gauche, qui fait que pour assurer l’égalité la couleur ne doit tout simplement pas être nommée ou considérée, et qu’elle est donc laissée à son invisibilité. C’est un peu tout cela qui fait que les sociologues me semblent préférer parler de minorités « raciales », c’est-à-dire sujettes au racisme malgré l’inexistence des races : un racisme quotidien (insulte, calomnie, délit de facies, refus d’emploi etc.), mais aussi historique qui fait que ces minorités sortent difficilement de leur statut social, lequel les rassemblent dans des quartiers excentrés - donc plus qu’elles ne le voudraient. Il faut articuler la question sociale et la question raciale, comme le dit souvent le sociologue Eric Fassin, et cette articulation suppose aussi une mémoire, donc une question historique.
La République, aveugle à la couleur, est-elle guettée par l’amnésie ? Il pourrait sembler que non. Se refuser à toute distinction de couleur comme de « race » c’est bien se souvenir des guerres et des génocides amenés par ces distinctions. C’est pourquoi il n’y aura jamais en France, tant que la France se souvient du Gouvernement de Vichy, de mention ou de statistiques officielles concernant la race ou la couleur, c’est pourquoi aussi le projet du PS de supprimer toute mention de « race » dans la constitution après l’avoir supprimé dans la législation est nécessaire. Mais l’égalité devant la loi « sans distinction d’origine et de religion » n’empêche pas à la République laïque de reconnaître l’existence des religions, elle ne devrait pas non plus lui empêcher de reconnaître l’existence des minorités raciales, ou historico-raciales, ce qui porte au-delà des distinctions d’ « origine ».
Mais c’est là où le bât blesse pour la gauche de gouvernement : elle entend lutter contre les inégalités sociales, elle avance plus facilement dans la lutte contre certaines inégalités qui ne sont pas sociales (entre hommes et femmes, homosexuels et hétérosexuels : parité, mariage pour tous) mais elle se réfugie dans le légalisme color blind dès qu’il est question d’inégalités historico-raciales. D'où sa peur des statistiques portant sur ces inégalités, nommées faute de mieux « statistiques ethniques », qui sont tout de même assez indispensables pour orienter une politique sociale qui soit aussi une politique de discrimination positive indirecte (politique de la ville, de l’emploi, de l’éducation, etc.). Il faudrait donc que la gauche laisse à la droite la confusion entre politique des minorités et politique communautaire.
Il faudrait aussi, j’y reviens par un autre biais, qu’elle sache distinguer l’explication et la justification. C’est en effet le même légalisme qui lui interdit de prendre en compte les discriminations raciales et de les articuler avec la radicalisation et le terrorisme ; si bien qu’elle ne se donne aucune lutte à mener dans le champ de l’explication, s’en prend aux sociologues et non à ceux qui préfèrent les explications faciles, liant directement une race ou une couleur de peau au terrorisme. Pour dire les choses autrement, le gouvernement fait de l’Etat un juge (ou plutôt un policier, si l’on considère les relations actuelles entre l’Intérieur et la Justice) qui ne connaît que des délits et des crimes (du racisme au terrorisme) en négligeant son rôle d’acteur social inscrit dans le temps. Or ce n’est pas en frappant à l’aveugle sur ce qu’il peut juridiquement circonscrire, la binationalité, que le socialisme de gouvernement conjurera le risque d’oublier l’histoire, d’oublier la société, de s’oublier lui-même.
Dans ce contexte, que veut dire se souvenir ? C’est relancer une politique sociale et culturelle qui lutte, serait-ce indirectement, contre les discriminations raciales, c’est aussi favoriser l’existence démocratique de la nation, qui n’est pas seulement sa loi républicaine : la démocratie est ce qui constitue la nation en la dispersant, en la continuant hors de la sphère politique ; la démocratie, ce n’est pas seulement l’unité de la République, c’est aussi la diaspora.
[1] http://www.frontdemocrate.org/tribune-decheance-sortir-dun-debat-difficile