Billet de blog 10 juin 2008

Pierre Lascoumes

Abonné·e de Mediapart

Les obstacles au "New Deal écologique français"

Pierre Lascoumes

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On aurait pu s’attendre dans les premières semaines suivant le Grenelle à un souci particulier de vigilance politique et de démonstration de cohérence. Plusieurs signaux sont allés en sens inverse.

Ainsi, début novembre, à la suite du blocage des ports par les marins pêcheurs protestant contre l’augmentation du prix du gazole, le président de la République s’est empressé de promettre des mesures compensatoires. Cela ne va pas dans le sens du développement d’une « pêche de haute qualité environnementale » annoncé en conclusion du Grenelle. La détaxation complète de l’énergie consommée, tout comme la suspension/suppression des cotisations sociales des affréteurs sont exactement à l’inverse d’une politique de développement soutenable. De plus, le problème est autrement plus complexe et les solutions devraient prendre en compte autant la survie économique de ce secteur d’activité que la préservation de la ressource halieutique (très gravement menacée) et la consommation énergétique de la flotte. Un plan est en cours d’élaboration qui devra être soumis à Bruxelles. La loi de finance rectificative en cours d’adoption en décembre 2007 hésite sur la base à donner à cette nouvelle éco-contribution (taxe sur le poisson à l’étal ou au port, c'est-à-dire consommateur/mareyeur ?).

D’autres exemples témoignent des mêmes hésitations :

- la limitation de l’éco-redevance pour les véhicules fortement émetteurs de CO2 à une taxe à l’achat du véhicule (au lieu d’une taxe annuelle) ;

- la multiplication des annonces d’exception au principe de gel des capacités routières et aéroportuaires (sous prétexte de sécurité ou d’intérêt local – comme la construction de l’aéroport Grand ouest, qui a été confirmée fin décembre 2007) ;

- la réduction de TVA pour les éco-produits ou la taxe « climat-énergie» ([1]).

De même, dans le discours de clôture du président de la République, le passage final sur les pesticides appelle « avant un an à un plan pour réduire de 50 % l’usages des pesticides, dont la dangerosité est connue, si possible dans les dix ans qui viennent ». Or ce passage est en contradiction évidente avec les démarches de précaution et même de prévention. Si un danger est identifié, l’interdiction devrait être immédiate ; quant à ceux pour lesquels l’incertitude existe, le règlement européen REACH prévoit déjà leur évaluation ([2]).

Les dossiers ignorés ou laissés en suspens lors du Grenelle.

En outre, trois dossiers majeurs ont été insuffisamment traités, voire tenus à l’écart des concertations du Grenelle.

Dans un premier temps, le dossier très touffu des organismes génétiquement modifiés (OGM) ([3]) a débouché sur l’annonce d’un moratoire de la mise en culture, soutenue par le milieu associatif (José Bové inclus). Un projet de loi a été présenté en Conseil des ministres en décembre 2007. Il devait être adopté en fin de session parlementaire (février 2008) ; ce projet de loi créait une Haute autorité des biotechnologies afin d’effectuer l’évaluation des risques et devait fixer le cadre d’utilisation de ces substances, avec une répartition des responsabilités en cas de dommages et l’organisation de la possibilité de produire et de consommer sans OGM.

Mais dans un deuxième temps, à partir de début décembre, les associations, en particulier celles membres de l’Alliance, ont manifesté leurs craintes de voir ces choix contournés ou vidés d’une partie de leur portée par la mobilisation des groupes d’intérêts agro-alimentaires. Estimant que le projet de loi était insuffisant et que la France devait invoquer devant la Commission européenne la « clause de sauvegarde » (qui permet de revenir sur les autorisations déjà données par l’Union européenne ([4])), elles ont fait pression sur le gouvernement. Précipitant les choses, ce dernier a mis en place en décembre une commission ([5]) préfigurant la Haute autorité, et a demandé à cette dernière de rendre un avis sur la dissémination du maïs génétiquement modifié MON 810 sur le territoire français (faits scientifiques nouveaux, risques identifiés, etc.). Le projet de loi, qui devait être présenté au Parlement, a finalement été retiré en janvier 2008 et son examen final renvoyé sans doute après les municipales. Afin de maintenir la pression sur le gouvernement, les mouvements sociaux ont repris (dont une grève de la faim de militants). L’avis des experts rendu le 10 janvier a conduit la France à invoquer la clause de sauvegarde auprès de la Commission, mais le résultat devant cette dernière n’est pas acquis ([6]). La difficulté du dossier OGM tient à ce que sa dimension scientifique est constamment parasitée par des facteurs politiques. Ainsi, à peine l’avis du comité d’experts rendu, une partie de ses membres (14, dont une majorité des scientifiques) ont critiqué la présentation de leurs résultats en particulier l’usage des termes « doute sérieux » à propos des risques de l’OGM MON 810. Bref, Non seulement ce dossier n’est pas clos, mais il continue à être géré par à-coups, au gré des crises. On voit, par conséquent, que le Grenelle n’est pas parvenu en la matière à clarifier le processus décisionnel.

Autre dossier fluctuant… celui de l’eau. C’est, en matière de développement durable, un enjeu majeur qui cumule des problèmes de raréfaction et de détérioration de la ressource. Pourtant, le Grenelle n’a pas joué le rôle de « formidable révélateur ». L’essentiel des mesures annoncées consistent au mieux en un rattrapage, avec l’annonce d’une mise en conformité avec des directives européennes parfois très anciennes ([7]). La question n’a donc pas vraiment progressé à l’occasion du Grenelle.

Enfin, l’impasse a été faite sur la question du nucléaire, comme l’ont bien remarqué un certain nombre d’observateurs internationaux. Le silence des acteurs associatifs et des médias nationaux montre que le dossier reste trop sensible en France pour donner lieu à une consultation ouverte. Le confinement de la question nucléaire dans l’espace du pouvoir réglementaire (à l’exclusion du problème des déchets) fait figure d’exception française. Fidèle à ce mode gestion technico-administrative, le président de la République a rappelé, lors de ses annonces finales, que le nucléaire s’inscrivait parfaitement dans l’objectif de « production d’énergie électrique sans effet sur le climat c'est-à-dire sans carbone » ; il a seulement rappelé (sans le définir) le principe de transparence et précisé qu’aucun nouveau site nucléaire n’était prévu. À l’évidence, certains paradigmes liés aux conceptions productivistes traditionnelles n’ont pas été remis en cause par le Grenelle. Leur résistance sera d’autant plus importante si elle se voit renforcée par les mécanismes institutionnels en place, dont les effets d’inertie et de rabotage peuvent à moyen terme se révéler très puissants.

La hiérarchie des priorités gouvernementales, une source d’inertie potentielle

Il est bien sûr beaucoup trop tôt pour savoir dans quelle mesure les dynamiques suscitées par le Grenelle parviendront ou non à modifier la conduite de l’action publique, ou plus précisément jusqu’à quel degré de profondeur et de généralité iront les changements observables. Dans les semaines qui ont suivi les conclusions du Grenelle, diverses réactions ont cependant retenu l’attention, montrant que le chemin serait long avant « le New Deal écologique » français.

À la mi-novembre, annonçant les sept priorités législatives de son gouvernement, le Premier ministre n’eut pas un mot sur les actions post-Grenelle alors qu’une loi-cadre et diverses autres mesures législatives étaient attendues. Pour rassurer ses interlocuteurs, Jean-Louis Borloo a indiqué début décembre que le grand texte récapitulatif serait prêt pour le début 2008, et que quelques mesures seraient effectives dès le 1er janvier 2008 (éco-pastille sur les véhicules neufs, prime à la casse pour les anciens, loi OGM).

De son côté, Christine Boutin (ministre du Logement et de la Ville) observait que, confrontée à la relance de la crise des personnes sans logis ([8]), les crédits affectés à son ministère ne lui permettraient pas, à la fois, d’effectuer une relance de la construction de l’habitat social et l’investissement dans la rénovation et l’isolation de l’habitat ancien conformément aux résolutions du Grenelle.

Enfin, plus globalement, est posée la question du financement des mesures annoncées. Jean Arthuis, président de la Commission des finances du Sénat, ne voyait en décembre 2007 « aucune traduction financière du Grenelle » dans la mesure où le budget 2008 a été préparé dans ses grandes lignes en juin 2007 et qu’aucune modification d’envergure n’est intervenue depuis ([9]).

La résistance des acteurs institutionnels

Par ailleurs, un certain nombre d’acteurs institutionnels ont été tenus à l’écart des négociations du Grenelle, essentiellement les parlementaires et la haute fonction publique. Les uns et les autres n’étaient certes pas totalement absents, mais ils ne figuraient à ce titre dans aucun collège. Une petite dizaine au total a été invitée en tant que spécialistes ou personnes qualifiées ([10]).

Les parlementaires ont déjà manifesté leur circonspection lors des débats organisés devant les deux assemblées les 3 et 4 octobre 2007. Divers intervenants de la majorité ont regretté ostensiblement de ne pas avoir eu de « place dans ce grand débat public » et que les partis politiques n’aient pas été considérés comme des « parties prenantes comme les autres ». La métaphore annonçant un atterrissage délicat a été plusieurs fois reprises : « La phase de vol du Grenelle se passe bien, …Notre rôle est de préparer l’atterrissage qui va avoir lieu de nuit et par gros temps » (J.-L. Léonard, UMP). Au-delà des clivages partisans, les élus s’accordent sur la nécessité « de ne pas décevoir les fortes attentes des Français », de « confronter les mesures proposées au bon sens » et d’écarter « les fausses bonnes idées ». À l’évidence, le parcours parlementaire sera pour le Grenelle l’occasion d’un deuxième tour.

De leur côté, les hauts fonctionnaires qui n’étaient pas engagés dans le processus ([11]) n’ont pas ménagé leurs observations critiques sur « les élucubrations» des groupes. Ils les ont jugé soit irréalistes (rénovation thermique de tous les bâtiments publics d’ici cinq ans), soit répétitives (l’expression « État exemplaire en matière écologique » figure dans la Stratégie nationale de développement durable de 2003 ; l’exigence de transparence des décisions est contenue dans la Convention d’Aarhus ([12])), soit inadéquates (car ignorant des processus en cours, en particulier la mise en conformité avec les normes européennes) ([13]). Bref, à en croire ces spécialistes, le Grenelle a en partie été un travail d’amateurs. Certains élus partagent ce point de vue : « À trop ignorer les lois et règlements en place, les groupes de travail enfoncent parfois des portes ouvertes…. Il va falloir trier » (J.-L. Léonard, UMP).

Deux critiques majeures sont donc adressées aux travaux du Grenelle : manque de légitimité politique pour les uns, manque de technicité pour les autres. Au point que l’on peut se demander sur quels appuis extérieurs le ministre d’État et ses deux ministres délégués peuvent compter pour assurer un suivi cohérent des propositions dans les circuits administratifs et politiques, tous bien rôdés au ré-calibrage des demandes sociales.

Associations et ONG : une capacité de pression qui demeure incertaine.

C’est en fait du côté des associations que se trouve leur principal appui extérieur, mais la capacité de ces dernières à maintenir la pression dans la durée reste à prouver. Et l’accès direct que N. Hulot a eu jusqu’à présent au président de la république ne sera peut-être pas un atout stable et suffisant. Une rupture de quelques jours (mi-décembre) entre le collectif l’Alliance pour la planète et le ministère de J.-L. Borloo est déjà intervenue. Les associations constataient que l’Administration « n’est plus une force pour le politique mais un frein » (France Nature Environnement), et ressentaient comme « un goût de revanche chez les grands corps et dans les ministères » (Fondation Nicolas Hulot) ([14]). Pour relancer les échanges, un groupe de suivi mensuel a été mis en place. Mais à l’heure où nous concluons, l’incertitude demeure sur la capacité de pression des ONG. Si elles l’obtiennent (rien n’est à ce jour acté), une représentation au Conseil économique et social sera-t-elle suffisante pour maintenir la pression sur l’agenda et les processus de décisions gouvernementaux ?

Comme l’a bien formulé un élu, « tout ce bouillonnement d’idées ne cadre pas avec le fonctionnement institutionnel classique de la France… l’atterrissage sera compliqué » (J. Bignon, UMP).

Le Grenelle est typiquement une action performative. Institutionnalisation éphémère d’une concertation, il comporte en effet une grande part d’action symbolique où le pouvoir se manifeste par des images et le jeu de symboles (d’autant plus performants qu’ils ont été amplement médiatisés), et produit une légitimité d’adhésion relativement indifférente aux résultats.

Tout dépendra finalement de la façon dont les multiples parties prenantes (administrations et élus inclus) s’empareront de ce vaste inventaire pour agir politiquement et mener à bien des actions collectives (des textes de lois aux diverses mobilisations sociales). À cet égard, on peut se demander comment la gauche et les Verts, peu présents jusqu’alors dans ces débats, se positionneront sur les décisions qui seront ou non prises.

Au final, le Grenelle est plus une ressource qu’une contrainte ; par un ensemble de leviers, il peut même contribuer à réorienter l’action publique dans le sens du développement soutenable. Encore faut-il qu’il en soit fait un usage stratégique dans la durée. Or, les facteurs d’inertie ont déjà commencé à faire sentir leur poids.

Ce texte est extrait de « Le Grenelle de l’environnement » Regards sur l’Actualité, n° 338, Documentation française, février 2008-03-17. Il a été publié sous le titre : "Leviers d'action et obstacles à la mise en oeuvre d'une politique de développement durable".


[1]. Voir l’article d’Olivier Godard, dans ce numéro, qui détaille les ambiguïtés des dispositions fiscales prévues (NDLR).

[2]. Après un long processus de concertation, l’Union européenne a adopté en décembre 2006 un règlement, dit « REACH », qui prévoit l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation de plusieurs milliers de substances chimiques déjà en circulation mais dont les effets sont l’objet d’incertitudes. Il est entré en vigueur en juin 2007.

[3]. En fait, le dossier abordé a surtout été celui du MON 810, qui produit du maïs destiné à l’alimentation du bétail.

[4]. L’Autriche a déjà engagé à trois reprises cette procédure devant la Commission européenne, mais n’a pas encore abouti faute d’accord des experts et des ministres.

[5]. Commission de 34 membres (15 scientifiques et 19 autres) présidée par le sénateur J.-F. Le Grand.

[6]. Il faudra un avis avec majorité qualifiée de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, puis du Conseil des ministres de l’Environnement. À défaut, il reviendra à la Commission de trancher.

[7]. La France a été condamnée par la Cour de justice européenne en 2001 et 2007 pour non-respect d’une directive de 1975 sur la qualité des eaux.

[8]. Et à la mise en œuvre de la loi DALO (droit au logement opposable) de mars 2007.

[9]. Le projet de loi de finances pour 2008 prévoyait d’affecter au MÉDAD 10 milliards d’autorisation d’engagements et autant de crédits de paiement, soit une progression de 2,6 % pour l’ensemble du nouveau ministère (à structures comparables) et de 25 % pour la seule partie environnement-écologie (à structures comparables) par rapport à la loi de finances 2007. La loi de finances finalement adoptée par le Parlement le 27 décembre 2007 révise ce montant à la baisse avec un peu plus de 9 milliards d’autorisation d’engagements et autant de crédits de paiements.

[10]. Quelques uns participaient dans le collège des Collectivités territoriales.

[11]. Certains ont toutefois assuré le secrétariat général des groupes en mettant en forme avec les présidences, et de manière déterminante, les propositions des membres.

[12]. Signée en 1998 et entrée en vigueur en 2001, cf. l’article 4 sur l’accès à l’information. Le principe figure aussi dans la directive UE de 1990 (transposée en France en 1999 …) et aujourd’hui dans la Charte de l’environnement.

[13]. Par exemple, la France aurait dû transposer dès janvier 2006 la directive sur l’efficacité énergétique des bâtiments de 2002, renforcée en 2006 par une seconde directive sur le « plan d’action pour l’efficacité énergétique »… Le Grenelle aurait donc, en l’espèce, une directive de retard !

[14]. G. Dupont, « Des participants au Grenelle redoutent une réduction de l’ambition écologique », Le Monde, 19 décembre 2007.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.