Dans le cadre d'une opération dédiée à deux éditeurs du Maghreb sur Libfly.com, vous pouvez recevoir jusqu'au 15 février deux livres des éditions Elyzad (Tunisie) et Barzakh (Algérie) contre chroniques de lecture. Les deux éditeurs seront présents à Lille pour une rencontre le lundi 13 février, retransmise dans son intégralité à partir du 15 février sur Libfly et animée par Christine Marcandier, critique littéraire sur Mediapart.
À cette occasion, deux contributeurs de Libfly ont reçu et fait la chronique de deux livres : celle de La Prière du Maure d'Adlène Meddi, publié aux éditions Jigal en février 2010 (journaliste au quotidien algérien El Watan), et celle du recueil de nouvelles de Kamel Daoud, Le Minotaure 504, édité par Sabine Wespieser en mai 2011.
La coédition ou la cession de droits à des éditeurs français comme Jigal, Actes Sud ou encore Sabine Wespieser permet aux éditions Barzakh de diffuser leurs productions sur le territoire français, en évitant les obstacles administratifs et financiers que ne pourrait supporter la maison. Les deux livres ici chroniqués en sont un exemple.
La Prière du Maure - Adlène Meddi - Editions Jigal
Par Alidjan
La prière du Maure est une promenade cauchemardesque dans une Algérie ravagée par la « sale guerre » des années 90. Le commissaire Djo, « le héros », lutte contre un destin inéluctable, illustrant parfaitement le poème de Tarkovsky : « Lorsque nous suivait le destin. Tel un fou, rasoir en main ». Dans le roman, ils sont nombreux gagnés par une folie meurtrière précisément par ce que la décennie noire a instauré le crime comme norme et la violence comme règle des rapports sociaux. A commencer par les généraux du DCRS, dans le livre, Département Central du Renseignement et de la Sécurité, le DRS dans la réalité, ex-Sécurité Militaire tristement connue pour ses exactions et sa responsabilité dans de nombreux massacres et de nombreuses disparitions en Algérie. Adlène Meddi ne cache pas dans son roman la toute puissance de ces barbouzes encore au pouvoir aujourd'hui. Et il pose la question suivante: comment lutter contre une machine d'État qui achète ou bien liquide sans états d'âme tous ceux qui se mettent en travers de son chemin? Le roman parle d'une disparition, celle d'un jeune homme, mais c'est de la disparition de l'espoir en général qu'il s'agit et de la mort en définitive. On erre alors avec le commissaire dans une Alger crépusculaire, dans l'attente inepte d'une aube nouvelle. Cette ville est un piège, celui qui se referme sur Djo et tous les autres. « Il choisit d'errer dans la ville, le temps de trouver une gargote, rue Tanger, boire une bière solaire à Audin, marcher du côté du port fermé aux regards et flâner dans le seul endroit libre et ouvert que lui laissait Alger: sa tête, sa mémoire et l'assidu atelier de ses interrogations » écrit Adlène Meddi. Tout est dit.
Ce roman n'est pas une fiction, il décrit avec précision une situation intenable et qui pourtant persiste. L'écriture est directe, efficace, presque chirurgicale; elle dissèque une société qui vit dans la peur et n'en peut plus d'elle-même. Pour compléter cette lecture, on ne saurait que conseiller l'excellent Envol du faucon vert, d'Amid Lartane, polar lui aussi plus que réaliste qui traite également des arcanes du pouvoir des généraux en Algérie à travers le scandale de l'affaire Khalifa. Il y a une résistance aujourd'hui encore en Algérie, et elle passe aussi par l'écriture.
Livre lu (avec plaisir) dans le cadre de l'opération « deux éditeurs se livrent », dédiée au Maghreb, organisée par Libfly pour les éditions Barzarkh
Le Minotaure 504- Kamel Daoud - Sabine Wespieser
Par Ecaminade
Le Minotaure 504 est le titre d'un magnifique recueil de quatre nouvelles qui fut remarqué à juste titre (1). Kamel Daoud, déjà connu en France pour ses talentueuses chroniques dans le Quotidien d'Oran, nous y parle de l'Algérie actuelle en tant qu'écrivain et non plus journaliste, ce qui lui offre beaucoup de liberté et insuffle à son propos une grande force largement due à la richesse, à la beauté et à la puissance de son écriture.
Appartenant à une génération née après l'indépendance, l'auteur s'y interroge sur l'immobilisme d'un pays mort-né qui a été incapable de se créer un avenir, sur un peuple esclave, résigné, tétanisé par la peur et corrompu par l'avidité, écrivant sans cesse le même livre, une histoire figée sur l'impact d'une «première balle de novembre» qui ne l'a pas libéré . Un peuple qui, ayant occulté sa mémoire et falsifié son histoire, ne peut plus avancer qu'en fuyant car il ne croit plus au miracle et tombe dans l'enfer alors que le paradis est à sa portée.
Ces quatre récits allégoriques et satiriques dont les narrateurs sont des Algériens n'ayant pas connu la période coloniale se présentent sous la forme de monologues ou de confessions prenant à témoin le lecteur. Des récits dont l'acuité, la profondeur et la sincérité du propos touchent et dérangent , mettant en lumière la particularité d'un pays en revivifiant un fond de légendes et de mythes universels.
1) Prix Mohammed Dib en 2008, publié en France en mai 2011, il fut sélectionné pour le Goncourt de la nouvelle et le prix Wepler
LE MINOTAURE 504
Dans la première nouvelle ,-- Le Minotaure 504 (2), qui a donné son nom au recueil, le lecteur reçoit de plein fouet les confidences d'un chauffeur de taxi algérois , l'auteur ayant, grâce à un parti-pris narratif ingénieux, fait s'effacer le jeune passager narrateur auquel elles étaient destinées dans de simples commentaires entre parenthèses.
Au volant de sa Peugeot 504 sur la nouvelle autoroute qui a balafré le Nord du pays en avalant au passage tous les villages traversés, cet inquiétant «taxieur» à la lourde expérience y raconte au passager qu'il conduit vers la capitale sa relation trouble avec cette ville ambiguë débutée dans les années 1970, une ville fantasmée comme une femme, une femme source de toutes les peurs qui font parfois des hommes des monstres.
Exploitant à fond la légende sans jamais se montrer lourd, l'auteur dresse un portrait halluciné d'Alger et de son pays, à la limite du fantastique, avec le recul donné par l'humour. Un humour décapant, tonique et varié, familier et sarcastique ou décalé, absurde, magnifié par des images surprenantes
2) Cette nouvelle fait également partie du très beau recueil collectif ALGER quand la ville dort , publié par les éditions Barzakh que je vous avais déjà présenté
GIBRIL AU KEROSENE
Dans Gibrîl au kérosène , un militaire aviateur ayant monté une entreprise est immobilisé depuis des heures devant un stand de la foire internationale d'Alger où il expose l'avion qu'il a fabriqué - une invention d'avenir - dans l'indifférence générale. Seul son esprit vagabonde, ruminant en boucle son histoire et celle de son peuple dans un mouvement circulaire habilement impulsé par la reprise de l'incipit sous de multiples formes semblant toujours le ramener à son point de départ.
C'est le constat ironique et désabusé d'un jeune algérien qui se pensait prophète et rêvait d'emmener vers la «Terre promise» ce peuple résigné «qui ne fonctionne pas» et s'avère «plus petit vu de près que du ciel» :
«Il y a [vraiment] des peuples qui méritent leur Pharaon, à force de n'attendre du ciel que la table bien garnie ou le coup de cravache»!
Une nouvelle marquante, où abondent les images saisissantes et les formules, les aphorismes percutants à l'humour acerbe ravageur, le héros tentant en vain de libérer son pays de la pesanteur .
L'AMI D'ATHENES
Dans L'ami d'Athènes, nous suivons la course d'un jeune coureur de fond algérien aux jeux olympiques d'Athènes, ou plutôt le fil continu et varié des pensées qui viennent soutenir son effort. Une course de fond métaphore de l'histoire d'un peuple et, plus largement, de celle de l'humanité dans «le stade immense de la Création».
On est frappé par cet élan vital gigantesque, émouvant, si intensément rendu par l'ampleur lyrique d'une prose "marathonienne". Ce coureur/ Sisyphe, fuyant le quotidien puis porté par l'amour pour son pays finit par s' «alléger», «anesthésié» par l'effort de ses muscles et soudain désireux de « continuer à l'infini, de ne jamais s'arrêter, de ne presque jamais mourir», de se libérer dans un élan «sans nationalités» ne visant plus l'arrivée mais l'«au-delà» . Un coureur qui «ne veut pas une médaille mais le soleil entier ou seulement atteindre la tendresse du nid le plus profond bâti sur le minaret le plus haut jamais élevé pour une prière».
LA PREFACE DU NEGRE
La dernière nouvelle est une sorte de parabole écrite dans une langue très poétique. Un jeune écrivain, "nègre" d'un ancien combattant de la guerre de libération analphabète se confesse dans la préface du livre qu'il vient de terminer pour lui.
Chargé d'aider «le Vieux» «à ramener ses propres morceaux (...) pour reconstituer sa mémoire» , il a tenté d'échapper « à cette unique histoire nationale» «à cet univers de gloire (...) qui ne pouvait plus s'assurer l'éternité que par l'usage de la photocopieuse». Il s'est rebellé, dérobé à l'histoire officielle en écrivant une «histoire clandestine» tout aussi mensongère : deux "vérités" qui s'affrontent, chacun voulant imposer «sa façon de voir le monde et de le faire tourner autour de [lui].»
C'est un récit qui illustre l'impasse dans laquelle se trouvent un pays et un peuple, éclairant la difficulté à se libérer du «Livre sacré» , la difficulté à écrire pour simplement «donner des noms aux choses» et «s'adresser à l'humanité» quand on a perdu «l'usage de ses langues».
LE MINOTAURE 504 -- est le premier livre de Kamel Daoud publié en France grâce au système de co-édition mis en place par les éditeurs algériens Barzakh et Sabine Wespieser éditeur .