Billet de blog 9 mars 2011

Gerard Pfister

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Strasbourg.eu : la culture à la croisée des chemins

Les créateurs littéraires sont confrontés aujourd'hui à une massification de la culture sans précédent dans l'histoire. Elle s'exprime à travers la marchandisation du livre et ses corollaires: la normalisation des produits et l'exigence d'un succès immédiat.

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Les créateurs littéraires sont confrontés aujourd'hui à une massification de la culture sans précédent dans l'histoire. Elle s'exprime à travers la marchandisation du livre et ses corollaires: la normalisation des produits et l'exigence d'un succès immédiat. Elle s'exprime également à travers une pression croissante des cultures dominantes de l'économie mondialisée, au préjudice des langues minoritaires, menacées de

Prenons le cas de la francophonie. Noble cause : et pourtant qui ne voit combien, trop souvent, elle reste figée dans une attitude défensive, comme si elle se réduisait à un héritage postcolonial un peu honteux ou à une donnée socio-économique fâcheusement handicapante ? Il ne peut s'agir d'essayer de ranimer sur les confettis de l'empire un néo-patriotisme linguistique en lutte contre l'anglo-américain, mais de mettre en valeur ce qui dans la francophonie peut être une chance et une ambition. Car elle peut être encore le choix d'une civilisation fondée sur un véritable dialogue des langues et des cultures, d'une universalité qui ne soit pas uniforme et unidimensionnelle, d'une parole qui ne soit pas qu'un outil de communication et d'asservissement.

La cause que défend depuis sa création le Prix de Littérature Francophone Jean Arp est donc celui d'une nouvelle francophonie : celui d'un plurilinguisme militant où le français aura toute sa place à côté d'autres langues internationales, celui d'une langue vraiment « vivante », c'est-à-dire librement choisie et émancipatrice. Le Prix de Littérature Francophone Jean Arp se donne pour vocation d'appeler l'attention sur l'œuvre d'écrivains qui ont fait le choix de mener leur travail à l'écart de la pression commerciale et médiatique et de faire apparaître dans la langue française de nouvelles possibilités de création et d'expression. Il distingue, pour l'ensemble de son œuvre, un écrivain francophone de premier plan, dont le travail est particulièrement remarquable par l'originalité et la qualité de son écriture, quel qu'en soit le genre, comme par la vigueur et l'amplitude de sa vision.

Prenons le cas de l'Europe. Le jacobinisme parisien sait depuis toujours ce qui est bon pour l'Europe, et la culture n'en fait pas partie. Pour surmonter les conflits du passé et faire face à l'émergence de nouvelles superpuissances, il est certain que l'Europe doit construire son unité. Ce travail est depuis longtemps en marche au niveau des institutions politiques et des relations économiques. Mais, si le bel édifice bruxellois montre chaque jour un peu plus sa fragilité, c'est que les peuples d'Europe, aujourd'hui encore, se connaissent mal, connaissent mal la culture de l'autre, et davantage encore lorsqu'il s'agit de peuples qui ont été séparés durant tant d'années par le « rideau de fer ».

Faire avancer l'Europe des peuples, c'est indissociablement faire avancer l'Europe des cultures. Définitivement, le pays de Cervantès, le pays de Goethe, le pays de Shakespeare, le pays de Dante, le pays de Mickiewicz, le pays de Pouchkine,ne se connaîtraient-ils que par les visages de leur histoire d'autrefois ? Qui connaît leurs visages d'aujourd'hui ? Donner un visage à chaque pays d'Europe : c'est là l'idée du Prix Européen de Littérature, à la fois toute simple et incroyablement ambitieuse. Car comment mieux contribuer à une meilleure connaissance mutuelle des peuples européens que d'aider à faire découvrir les grandes figures contemporaines de leur culture, ces « Victor Hugo » qui en sont aujourd'hui les vivants symboles ?

Les lauréats du Prix Européen de Littérature appartiennent à l'un des 47 pays membres du Conseil de l'Europe et le souci du Jury est de mettre en valeur des œuvres qui en soient à chaque fois particulièrement représentatives. Il s'agit de distinguer l'ensemble d'une œuvre et que cette œuvre soit porteuse des valeurs fondatrices de l'Europe actuelle : valeurs de démocratie, de paix et de tolérance. Que Victor Hugo, grand écrivain, ait également joué un rôle important pour l'abolition de la peine de mort, l'unité européenne et la défense des libertés est un exemple qui sert de référence constante au Jurydans ses réflexions. De même, le Jury ne se détermine pas selon le nombre ni la qualité des traductions déjà existantes dans les différentes langues, mais entend faire au contraire autant que possible abstraction des réputations plus ou moins justifiées qui ont pu s'établir pour ou contre telle œuvre en fonction des intérêts commerciaux ou des travaux académiques qui se sont attachés à la faire connaître.

Un troisième exemple : celui des langues et des cultures régionales. L'alsacien reste aujourd'hui après l'occitan la deuxième langue régionale la plus parlée en France. Quant au patrimoine littéraire de l'Alsace, il est immense et, en presque totalité, de langue dialectale ou germanique, avec d'infinies variantes, de l'alémanique du Sundgau - que Guillevic parlait couramment - au judéo-alsacien. Un patrimoine incroyablement riche et varié du moyen âge à nos jours, et pourtant presque complètement abandonné. Les cigognes en peluche foisonnent dans les devantures, les marchés de Noël s'étendent jusque sur les parkings des hypermarchés, les dessins de Hansi inondent la planète : mais en leur quasi-totalité les chefs d'œuvre de la littérature d'Alsace restent non traduits, non réédités, nontraduits, non enseignés... Comme si les traumatismes de l'Histoire avaient à ce point marqué cette terre qu'elle en reste indéfiniment tributaire et incapable cependant d'y faire face autrement que par des images outrageusement simplifiées et réductrices. Comme si le folklore avait pour fonction paradoxale d'éviter d'avoir à analyser le passé dans sa complexité et ses meurtrissures.

Car la littérature alsacienne, on ne le sait pas assez, n'a vraiment commencé de s'exprimer en français qu'après 1945. L'Alsace est française depuis 1648, mais au XVIII° siècle, les plus grands écrivains alsaciens, Pfeffel et Oberlin, écrivent encore en allemand. Au XIX° siècle, le dramaturge Arnold ou la nouvelliste Marie Hart écrivent en alsacien. Au XX° siècle, Schickele et Stadler écrivent en allemand, Stoskopf et les frères Matthis en alsacien tandis que Nathan Katz écrit à la fois en alsacien et en allemand, et Jean Arp à la fois en allemand et en français. Même après 1945, les deux Prix Nobel alsaciens Alfred Kastler ou Albert Schweitzer écrivent en allemand, et nombre d'écrivains majeurs comme Conrad Winter ou André Weckmann écrivent enalsacien, même si de grands écrivains commencent alors d'écrire presque exclusivement en français, comme Jean-Paul de Dadelsen, Alfred Kern ou ClaudeVigée (même si quelques-uns des plus beaux textes de Vigée sont précisément écrits en alsacien...)

Le Prix du Patrimoine Nathan Katz part de cette constatation de simple évidence : le seul moyen pour l'Alsace de se projeter vraiment vers l'avenir est de sortir de l'amnésie culturelle qui l'enferme dans les problèmes identitaires diagnostiqués déjà par Frédéric Hoffet dans sa fameuse Psychanalyse de l'Alsace (1951). Pour mettre à jour et comprendre un patrimoine aussi incroyablement divers dans les formes, les thèmes, les contextes sociaux, il y a urgence à faire appel aux traducteurs de plus en plus rares qui possèdent à la fois les compétences linguistiques et le talent littéraire permettant une traduction vivante et juste d'œuvres de haute qualité et souvent vierges encore de tout approche érudite. La Bourse de Traduction du Prix du Patrimoine Nathan Katz récompense donc le travail d'un traducteur grâce à qui une œuvre de premier plan, reléguée dans l'oubli par l'uniformisation de la langue et la massification de la culture, peut redevenir accessible aux lecteurs.

Alors, pourquoi ces Prix, ces Bourses de Traduction, pourquoi les Rencontres Européennes de Littérature ? Parce que l'Alsace n'a pas d'autre choix. Elle ne peut être francophone que dans le dialogue des langues, langues locales et langues européennes fécondant le français, l'ouvrant aux dimensions politiques, économiques et culturelles nouvelles du continent et du monde en cedébut de XXI° siècle. Pas d'autre choix, mais un choix exaltant.

En moins d'un siècle, l'Alsace a connu trois guerres : annexée au Reich allemand au terme de la guerre de 1870, rattachée à la France après la victoire alliée en 1918, annexée de fait sinon de droit au Troisième Reich par l'occupant nazi en 1940 et enfin à nouveau rendue à la France par la chute du nazisme en 1945. Comment s'étonner que les cicatrices soient encore vives et qu'il soit douloureux d'y poser le doigt ? Il ne faut pas hésiter cependant. Ce qui a été la souffrance de l'Alsace durant des siècles peut à présent devenir sa force : être le lieu du dialogue des langues et des cultures, le lieu d'une découverte mutuelle et d'une réflexion commune pour tous les peuples européens ou francophones. Aider les peuples européens à se reconnaître mutuellement à travers les figures emblématiques de leur littérature ; aider les peuples francophones à se reconnaître dans une langue française qui ne soit plus vécue comme contrainte mais comme choix de valeurs et d'ouverture sur lemonde ; mettre au service de cette double prise de conscience l'expérience de l'Alsace, déchirée au travers des siècles entre les langues et les cultures, mais riche d'un prodigieux gisement culturel : c'est une immense ambition - et une nécessité.

Voilà pourquoi il fallait qu'existent ces Prix, ces Bourses de Traduction et les Rencontres Européennes de Littérature. Voilà pourquoi ils ne pouvaient voir le jour et se développer qu'à Strasbourg. Face aux dangers d'une mondialisation et d'une marchandisation de la culture, Europe, francophonie et cultures régionales ont partie liée. Et c'est bien ici, à Strasbourg, qu'on peut le mieux l'éprouver et le manifester.

L'Association Capitale Européenne des Littératures (ACEL) a été créée à Strasbourg en 2005 à l'initiative d'un collectif d'écrivains, d'éditeurs, de responsables culturels, de traducteurs et d'universitaires. Par principe strictement indépendante de toutes les structures officielles avec lesquelles elle collabore, c'est elle qui assure la tutelle et l'animation du Comité d'organisation des Rencontres et des Jurys des trois Prix. Le principe constant qui l'anime dans toutes ses initiatives est de dépasser les clivages habituels entre les différents acteurs et milieux culturels et d'offrir la possibilité d'une dynamique collective au service d'un objectif commun : le dialogue des langues et des cultures. Elle développe des partenariats avec l'ensemble des acteurs publics et privés, européens, francophones ou régionaux, intéressés par son approche et ses initiatives. Elle établit des collaborations ponctuelles ou permanentes avec l'ensemble des organismes désireux de travailler dans la même direction. Le Prix de traduction Nelly Sachs, dont l'objectif est de mettre à l'honneur le travail des traducteurs littéraires œuvrant pour la découverte des grands textes issus des langues du monde entier, bénéficie du statut de Prix associé au Prix Européen de Littérature et à la Bourse de Traduction du Prix Européen de Littérature. Il en va de même réciproquement, dans la pleine indépendance des deux structures. Rappelons que le Prix de traduction Nelly Sachs a été créé en 1988 à l'initiative de Maurice Nadeauet grâce au soutien deJulia Tardy-Marcus, compatriote et amie de la grande poétesse allemande Nelly Sachs, prix Nobel de littérature 1966.

Gérard Pfister

Gérard Pfister est écrivain, éditeur et vice-président de l'Association Capitale Européenne des Littératures.

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