«Classiciste accompli, écrit Cécile Marshall, maniant avec aisance le latin et le grec ancien, Tony Harrison n'oublie jamais d'où il vient.» D'où son souci de rendre la poésie accessible au plus grand nombre, en utilisant le cinéma, le théâtre, le journalisme. D'où aussi sa protestation incessante contre le mensonge et la manipulation dont usent des élites dévoyées.
Avant de donner à lire ici des extraits de la belle traduction qu'a donnée Cécile Marshall du fameux poème de Tony Harrison paru dans le Guardian « Une froide équipée », il est intéressant de citer quelques-uns des éléments introductifs fournis par la traductrice.
« Hanté depuis par l'image du feu et la peur du silence, écrit Cécile Marshall, Tony Harrison écrit pour lutter contre l'oubli. La guerre devient l'un des fils conducteurs de sa poésie, tant dans les œuvres ouvertement engagées, écrites en réaction aux événements contemporains, aux guerres qui font trop souvent la une de nos journaux, que dans les poèmes très intimistes.
« Héritier du style documentaire initié par John Gierson avec le Service Cinématographique des Postes Britanniques dès les années trente, conjuguant réalité et création poétique, Tony Harrison compose, en collaboration avec des chaînes de télévision, des films/poèmes qui associent images contemporaines, images d'archives, musique et poésie. Il fait ainsi entrer la poésie dans de nombreux foyers par la petite lucarne. [...]
« C'est ce qu'il fait également dans la presse, grâce à ses collaborations avec le Guardian. Pour prendre toute la mesure de la force d'un poème comme "Initial Illumination", il faut le replacer dans les pages du quotidien britannique, en pleine Guerre du Golfe, aux côtés des articles conventionnels traitant eux aussi d'actualité internationale : "La Parole de Dieu si joliment transcrite / par Eadfrith et Billfrith, l'ermite solitaire, / les escrocs du Pentagone l'ont à nouveau conscrite"
« Dans un autre style, "Une froide équipée" ("A Cold Coming") s'offre comme une réponse à une photographie parue quelques jours plus tôt dans l'Observer et représentant le crâne calciné d'un Irakien dans son tank. Publié à l'origine dans le Guardian, c'est devenu le poème éponyme d'un petit fascicule qui a pour couverture cette terrible photo. Le poète est obsédé par le désir de faire parler le cadavre pour faire entendre sa version des faits, un acte désespéré de ventriloquie qui se termine par le silence du blanc typographique : "Je suis parti. J'ai appuyé sur rewind et play / et voici ce que je l'ai entendu me dire :"
« Dans ce poème sur la mort et le gâchis, le désir de vie et la jouissance sont omniprésents, comme le jeu de mot du titre anglais le souligne, un double sens qui échappe malheureusement à la traduction : la citation de T. S. Eliot, l'auteur de la Terre Vaine, se décline en une référence sexuelle, coming signifiant éjaculation en argot. » (extraits de Tony Harrison, Cracheur de feu, préface et traduction par Cécile Marshall, éd. Arfuyen, 2011).
Une froide équipée
[extraits]
« Ce fut une froide équipée »
T. S. Eliot, Le Voyage des Mages
J'ai vu l'Irakien calciné se pencher
vers moi depuis son pare-brise bombardé,
un balai d'essuie-glace en guise de stylo
prêt à écrire des pensées pour ses prochains,
un balai d'essuie-glace en guise de plume
qu'il tente de saisir pour faire son testament.
J'ai vu l'Irakien calciné se pencher
comme quelqu'un fait de Plasticine,
on l'eût dit arrêté pour chercher son chemin
et voici ce que je l'ai entendu me dire :
« N'aie pas peur parce que c'est toi que j'ai choisi
pour cet entretien tout à fait inédit.
Les poètes de ton genre, ce n'est pas leur boulot
de trouver des mots à ce masque monstrueux ?
Si ton gadget peut enregistrer
les mots de ces cordes vocales calcinées,
appuie donc sur record avant qu'un chien
ne me dévore à mi-chemin du monologue. »
J'ai alors rapproché le micro tout tremblant
au plus près de sa carcasse croulante : [...]
Ne te détourne pas ! C'est beaucoup demander,
je sais, de regarder quelqu'un ainsi brûlé,
défiguré à ce point par le feu ennemi
et de penser qu'un jour il a brûlé d'envie.
Bien que le feu ait à moitié fané ma figure
j'étais autrefois comme tout un chacun,
jusqu'à ce que derrière son pare-brise un jour
un jeune Américain aux cheveux coupés courts
équipé par des technophiles ingénieux
mît fin à mon sourire de père heureux
et fît du visage que tu vois aujourd'hui
une armature remplie de terre à demi,
une icône encadrée ou encore une glace
pour les partisans du rentre-dedans
ou un miroir qui peut renvoyer le regard
des vainqueurs au jour de leur victoire
qui à force de le fixer fait fermer les yeux
au froussard caché derrière son titre : niqué !
ou derrière le drapeau qui figure en une
du Sun qui décline ses caractères gras !
Je doute que les Grecs victorieux invitèrent
le spectre d'Hector à sabrer leurs célébrations,
et qui voudrait gâcher la joie de leurs enfants
en Iowa, en Illinois, en ce moment
ou des vieilles mères tellement ravies
en découvrant que leurs bébés étaient en vie ?
Mais des taxis drapés dans la une du Sun
ne facilitent pas la paix pour l'avenir. [...]
Prétends que tu m'as vu et que je souriais
en voyant le soldat embrasser son enfant.
Mens et prétends que je ferme les yeux
pour mon bombardement par les B52,
prétends que je pardonne et qu'ils sont acquittés
parce qu'ils sont en vie et je suis décédé,
prétends qu'ils ont la bénédiction du brûlé
et peut-être qu'alors je n'aurais pas à confesser
que seul le feu fit s'envoler le déshonneur
de ce que j'ai commis au nom d'un dictateur,
les morts, les tortures ou encore les pillages,
tous ces nuages noirs qui nous font de l'ombrage.
Dis que je souris et que j'excuse
les Scuds qu'on a lancés contre les Juifs.
Prétends que j'ai assez d'imagination
pour voir le monde au-delà d'une seule nation.
C'est ton boulot, poète, de prétendre
que je veux que mon ennemi soit mon ami.
Cela t'est plus facile de trouver les mots
pour ce masque muet comme une merde de chien.
Alors mens et dis que l'homme brûlé sourit
en voyant le soldat embrasser son petit.
Ce rictus grimaçant a un jour fait le bonheur,
là-bas à Bagdad, de quelques petits cœurs.
des petits cœurs qui s'inquiètent à chaque fois
qu'un camion s'en revient sans trace de moi.
Mais je t'ai rencontré, j'ai parlé tout mon saoul,
ce que t'as enregistré. Maintenant va-t'en. » [...]
(Tous droits réservés © éd. Arfuyen, 2011)