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Le festival de Gavarnie t’a confié la mise en scène de l’édition 2022. Quel thème de spectacle as-tu proposé ?
Roméo et Juliette de William Shakespeare. C’est une version qui mêle théâtre et danse avec une partition musicale.
Ce thème a été évoqué de multiples fois dans l’histoire de la culture européenne. Quelle est la touche personnelle que tu apportes pour ce nouveau spectacle ?
Cette pièce a toute son actualité. En relisant Shakespeare, j’ai été étonnée de constater les similitudes entre l’époque de l’auteur et notre époque. Shakespeare écrit pendant la Renaissance en Angleterre. C’est une période d’effondrement et d’incertitude. Elle est aussi marquée par de nombreuses découvertes. Avec Copernic, on découvre que la terre est ronde. Beaucoup de choses sont alors remises en question. C’est aussi le début de l’humanisme. Je trouve que nous vivons un peu les mêmes choses aujourd’hui, avec ce mouvement virtuel, cette plongée dans le numérique. Une rupture est en train de se vivre même si nous n’en avons pas encore une vision claire. Nous assistons aussi à un effondrement écologique, sociétal, à la remise en cause de valeurs. Le fossé se creuse de plus en plus entre les indigents, la précarité et le monde des puissants. C’est en cela que je trouve la pièce de Shakespeare très actuelle. Ce couple d’amoureux issus de deux familles ennemies. On pourrait les imaginer sur deux territoires ou dans deux milieux sociaux antagonistes. Roméo et Juliette essaient de vivre leur amour envers et contre tout. C’est cela qu’il nous reste aujourd’hui, l’amour. C’est un moyen de s’élever. Pour la jeunesse d’aujourd’hui, c’est difficile, car il y a peu de perspectives d’avenir, peu de travail. L’amour est une forme de subversion qui permet de tenir.
Roméo et Juliette sont deux jeunes qui se révoltent contre l’ordre établi : celui de leurs familles, de leurs milieux sociaux. La pièce donne aussi un message d’espérance sur la capacité des jeunes à changer le monde.
Oui, complètement. Ils ont aussi la résilience et l’insouciance de la jeunesse. Ils montrent quelque chose de possible dans un monde pourtant en train de s’écrouler. C’est cela aussi qui m’a beaucoup intéressée.
Le festival de Gavarnie est un spectacle en plein air, dans le cadre majestueux d’un site pyrénéen. Comment vas-tu utiliser ce décor naturel pour la mise en scène de Roméo et Juliette ?
Le festival se déroule en général sur le plateau de la Courade mais il y a deux options possibles. Soit la partie la plus large du plateau, soit la partie la plus élevée. C’est cette option que j’ai choisie pour installer le spectacle. Nous utiliserons le Cirque de Gavarnie comme une toile naturelle. Ce sera un décor épuré, avec le Cirque, une scène, des gradins et des comédiens !
Dans ton parcours artistique, tu as notamment été marquée par tes expériences chorégraphiques en Inde. J’imagine que la danse va occuper une place importante dans cette édition du festival de Gavarnie ?
Ce sera même une place prépondérante. Depuis mon retour de l’Inde, j’essaie toujours de travailler ce rapport entre le théâtre, la musique et la danse. Bien que la pièce originale n’ait aucun caractère oriental, je m’inspire beaucoup des arts martiaux du kalaripayat pour toutes les scènes de bataille. La technique des bâtons est maniée avec des chorégraphies libres. Pour la scène du bal, j’ai fait travailler les danseurs sur des postures issues du moinyata. Les danseurs du spectacle sont issus de cultures différentes. Roméo est un danseur hip hop. D’autres sont venus du cirque, de la danse contemporaine ou de la danse moderne. J’ai fait appel à un casting dans lequel la plupart des comédiens ont une approche physique du théâtre. Je ne pars pas du texte, mais du corps. Et je regarde comment le texte peut se mettre en corps.
Quelle place accordes-tu à la musique dans ton spectacle ?
L’influence indienne y est aussi présente. En Inde, les musiciens sont sur scène. Ils sont là pour soutenir l’action dramatique et pour l’accentuer. J’ai donné cette fonction aux musiciens pour Roméo et Juliette. Ils vont faire un « live » pendant 2 heures, soit la durée du spectacle - 1h40 – plus le prologue. Mon idée est qu’ils commencent à jouer de la musique pendant l’installation du public. Et ensuite, ils vont accompagner la danse des comédiens. Les musiciens constitueront en quelque sorte le chœur antique : spectateurs, narrateurs et observateurs de l’action.
Le décor sera épuré, les costumes le seront-ils aussi ?
Je voulais des costumes contemporains. Pour la scène du bal et pour le chœur, en revanche, il y aura des éléments de costume issus du théâtre élisabéthain : collerettes et coiffes.
Que représente, pour l’équipe du spectacle Roméo et Juliette, le fait de vivre une résidence de création en plein air ?
C’est la première fois que je vais me confronter à une démarche de création d’un spectacle en extérieur, je travaille d’habitude dans les théâtres. Roméo et Juliette aurait dû avoir lieu en 2021. Le confinement a fait décaler d’un an le spectacle prévu en 2020, et cela a donc impacté la programmation de notre création. Cela a été bien pour avoir plus de temps. Et cela nous permis de tenir dans cette attente, pendant deux ans, avec des résidences intermédiaires en Bourgogne, chez les musiciens, à Toulouse, à Tarbes ou à Bagnères.
Quelle est aujourd’hui la situation des artistes et des techniciens du spectacle, après trois confinements et dans un contexte – souhaitons-le - de fin de pandémie ?
Les confinements ont mis la moitié d’entre nous sur le carreau. Certes, nous avons été beaucoup aidés. Mais il fallait une grande technicité pour accéder à ces aides-là. Beaucoup de petites compagnies ne s’y connaissent pas bien en administration, en gestion. Elles n’ont pas eu droit à des aides auxquelles elles auraient pu avoir droit. Certains artistes étaient trop vulnérables et ont dû carrément changer de métier. Oui, c’est difficile. Même pour ceux qui ont réussi à rester dans le monde des arts. Nous sortons juste de la dernière vague de Covid qui a atteint son pic en janvier et février 2022. Ma compagnie, La Mandragore, a eu 14 dates annulées en janvier et février, reportées en 2023. Gavarnie m’aide beaucoup, mais pour les autres membres de l’équipe, ce n’est pas évident. Le pass vaccinal nous a aussi beaucoup impactés. Il a beaucoup fait souffrir les équipes où les gens avaient des postures différentes. Nous nous respections les uns les autres. Mais cette interdiction immonde et hypocrite d’accès à la culture a été terrible. C’est dur de se remettre de cela.
Sens-tu un appui très fort de la part du territoire de Gavarnie, des Pyrénées, pour ce festival ?
Oui, bien entendu. Ce festival existe depuis 30 ans. Depuis quelques années, il a mis en place une politique de metteurs en scène invités. En 2022, les organisateurs du festival essaient encore d’évoluer en proposant un véritable festival off. La forme phare du festival aura lieu comme d’habitude en soirée. Mais dans la journée, des petites formes de création seront proposées au public.
Le festival de Gavarnie est-il accessible à des personnes ayant de faibles moyens financiers ?
La place est à 25 euros, c’est donc un certain coût. Ce festival coûte cher. Il se déroule en altitude ce qui implique des coûts techniques importants, notamment pour le transport du matériel. Le budget du festival de Gavarnie repose pour moitié sur la billetterie et pour moitié sur les subventions. Or, les subventions baissent et nous sortons de deux années de COVID. C’est difficile pour le festival de baisser ses tarifs, d’autant que nous avons aussi à tenir compte des aléas de la météo en montagne.
Cette année encore, le retour des séances du festival se fera-t-il aux flambeaux, puisque le spectacle s’achève après la tombée de la nuit ?
C’est la tradition du festival. Cette descente aux flambeaux aura bien lieu comme chaque année.
Gavarnie resta-t-il une expérience marquante dans ton parcours artistique ?
Oui, d’autant plus que je suis amenée à m’occuper de tous les aspects du spectacle : la création, les costumes, la scénographie, la gestion des équipes. C’est un challenge aussi de voir comment les réalités économiques influencent de fait la création. Et comment on trouve des solutions pour arriver à tenir son propos artistique ! J’ai vraiment beaucoup appris grâce à ce festival de Gavarnie.
Propos recueillis par Jean-François Courtille
Cher(e)s lectrices et lecteurs du blog En Bigorre de Médiapart, ceci est ma dernière contribution. Je quitte les Hautes-Pyrénées, ce département magnifique, avec ma famille pour m'installer à Paris et y vivre de nouvelles aventures journalistiques autant que citoyennes. Longue vie à Médiapart et à celles et ceux qui y contribuent. Un merci spécial à notre ami Alain, cheville ouvrière d'En Bigorre depuis l'origine. Adishatz !