Indépendance de la justice, indépendance des organes d’information, indépendance du service public de la statistique, les menaces s’accumulent aujourd’hui sur ces remparts majeurs de notre démocratie. Pourtant, le libre accès à une information non faussée est une condition nécessaire d’existence d’un régime démocratique. Ceci suppose, entre autres, la garantie que les statisticiens publics puissent travailler en toute impartialité, à l’instar des magistrats et des journalistes. Bien sûr, leurs compétences et leur déontologie constituent une assurance en la matière, mais qui demeure fragile ; et naturellement discutable elle aussi. Or aujourd’hui, comme d’autres professionnels, les statisticiens publics doivent faire face à des pressions politiques plus fortes que jamais. Rappelons-le, la statistique publique c’est l’Insee, mais aussi les services statistiques des ministères comme la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) qui produit des statistiques sur le travail et l’emploi ou encore la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees), chargée d’élaborer les statistiques dans le domaine sanitaire et social. Pour n’en citer que quelques uns, le PIB, l’indice des prix à la consommation, le taux de chômage, les écarts d’espérance de vie entre les cadres et les ouvriers, le taux de pauvreté, les informations sur le système productif et les entreprises font partie des indicateurs et donnéesrégulièrement produits par la statistique publique. Particularité du système français, l’Insee et les services statistiques des ministères produisent et diffusent également des études, ce qui contribue à rendre l’information accessible à un plus grand nombre et en augmente notoirement la pertinence et la qualité. Pour résumer, l’Insee et la statistique publique remplissent une mission de service public qui vise à nourrir le débat démocratique. Cela consiste à produire une information fiable et impartiale, selon des méthodes transparentes, et à la mettre à disposition de tous. De tous, c’est qui ? Les « décideurs » politiques, bien entendu : les travaux de la statistique publique doivent aider à conduire les politiques publiques. Mais cela ne doit pas s’arrêter là. La statistique publique doit aussi servir, plus largement, l’ensemble des citoyens, la presse, les associations, les organisations syndicales, professionnelles pour leur permettre de juger sur pièces le bienfondé des décisions politiques, voire d’élaborer des contre-projets politiques, économiques et sociaux. Et ça, c’est vital pour la démocratie. L’indépendance professionnelle est l’un des fondements de la déontologie des statisticiens publics. Elle est également le premier principe du Code de bonnes pratiques de la statistique européenne, que les gouvernements européens se sont engagés à respecter et à appliquer. Oubliant ses engagements, le gouvernement français ne manifeste pas un grand respect pour ce principe. Remises en cause publiques des statistiques qui ne confortent pas le discours gouvernemental, limogeage du directeur général de l'Insee en octobre 2007, blocage des publications par certains cabinets ministériels, non respect des dates de publication officielles de chiffres « sensibles » à des fins de communication politique : ce sont autant d’atteintes, de plus en plus fréquentes à l’indépendance professionnelle de la statistique publique. L’affichage de vertueuses intentions ne doit pas faire illusion. Il ne suffit pas d’une loi créant une « Autorité de la statistique » qui devra faire ses preuves, maintenant qu’elle est créée, pour asseoir l’indépendance de la statistique publique. L’indépendance, ce n’est pas seulement un texte, c’est surtout une pratique et un état d’esprit. Début septembre 2008, le Gouvernement franchit une nouvelle étape dans ses attaques contre la statistique publique. Sans la moindre concertation préalable, il annonce la délocalisation à Metz d’une partie importante de la statistique publique, sans réflexion sur les missions, juste pour compenser les pertes d’emplois dans les territoires touchés par la réforme de la carte militaire. Dans un contexte de baisse de ses effectifs sans précédent, cet oukase menace l’efficacité et la qualité de la statistique publique. Ce faisant, c’est sa crédibilité qui est menacée donc, à terme, son indépendance. De plus en plus d’élus, y compris dans la majorité gouvernementale, d’économistes, de sociologues, d’organisations syndicales s’en inquiètent publiquement. Le directeur général de l’Insee lui-même a alerté le gouvernement sur « le risque élevé de pertes d’expérience professionnelle et de capital humain ». On sait en effet qu’en cas de délocalisation, seulement 10% des agents suivent leur poste délocalisé. L’exemple désastreux de l’office statistique britannique, délocalisé récemment, confirme bien que la crédibilité des travaux de la statistique publique est fragile. Cette crédibilité repose sur la compétence et la déontologie des agents que l’on recrute, et sur les moyens alloués à leurs missions. Une crédibilité remise en cause ou des moyens moindres, c’est une capacité affaiblie à résister aux pressions. C’est aussi une capacité réduite à répondre aux besoins croissants de connaissances objectives et fiables qu’expriment les différents secteurs de la société, pour l’exercice de leurs droits d’intervention permis par une démocratie effective. Sans l’indépendance, la statistique ne serait plus publique mais gouvernementale, pour une part, et marchande, pour l’autre. Des statistiques marchandes, c’est réserver l’accès des chiffres à ceux qui auront les moyens de les payer et pas forcément à ceux qui en ont besoin, comme de nombreuses associations qui suppléent aux défaillances de l’État. C’est aussi appuyer l’action sur des chiffres non fiables parce que produire des chiffres de qualité a un coût que le secteur concurrentiel ne peut pas faire payer à ses clients, qui voient plus les différences de prix que les conséquences des différences de méthodes dans les devis qu’on leur présente. Des statistiques gouvernementales, ce sont des chiffres construits on ne sait comment et publiés quand ils arrangent, pour ne servir que les ministres et leur politique. C’est prétendre que les effectifs d’âge scolaire vont baisser pour diminuer le nombre d’enseignants dans le primaire. C’est sortir du chapeau un nombre d’emplois vacants importants et venu de nulle part pour durcir les politiques d’accompagnement des demandeurs d’emploi et les contraindre à accepter n’importe quel sous-emploi. Les statisticiens publics sont aujourd’hui plus que jamais déterminés à résister pour préserver une statistique publique indépendante.Leur indépendance professionnelle est une garantie démocratique et les menaces actuelles appellent à une vigilance renforcée.
Billet de blog 11 mai 2009
Statistique publique : péril en la demeure
Indépendance de la justice, indépendance des organes d’information, indépendance du service public de la statistique, les menaces s’accumulent aujourd’hui sur ces remparts majeurs de notre démocratie.
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