Par Alain Desrosières, spécialiste français de l'histoire des statistiques
Une bonne statistique publique est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie : cela semble évident. Pourtant, depuis quelques années, la statistique française est menacée et critiquée de diverses façons qui peuvent sembler contradictoires. Par exemple, des difficultés, liées au mode de gestion de Pôle Emploi, surgissent pour assurer le suivi de la quantification de variables aussi essentielles que le taux de chômage. Des restrictions de crédits drastiques et des menaces de déménagement frappent les services publics de la statistique. Mais aussi, des critiques et des craintes sont formulées, provenant de toutes autres origines, affectent la confiance que le public doit pouvoir accorder aux statistiques. Le "New Public Management" (NPM), un mode de gestion des services publics importé du secteur marchand, se traduit notamment par une prolifération d' "indicateurs de performances", de palmarès et autres benchmarking. La "Loi organique sur les lois de finances" (LOLF) a été à l'origine de plus de 1 300 indicateurs, produits de façon hétéroclite, et selon des méthodes dans lesquelles les statisticiens professionnels ne se reconnaissent pas. Par ailleurs, des procédures de fichage des individus se sont aussi multipliées, sous des prétextes de sécurité, de suivi administratif ou de prévention. Un des plus connus est "Base élèves" géré par le ministère de l'éducation. Les personnes se sentent ainsi de plus en plus enserrées dans un réseau d'évaluations quantitatives, de fichages policiers et commerciaux. Il en résulte souvent une sorte de méfiance globale vis-à-vis des enquêtes et de la statistique en général.
Il se trouve que les personnes qui défendent le maintien d'une statistique publique de qualité, et celles qui militent à juste titre contre les ravages du NPM et du fichage sont souvent différentes et s'expriment dans des circonstances, des moments et des lieux différents. Or il y aurait tout intérêt à rapprocher ces deux types de débats. Un seul exemple : de longue date, des voix se sont élevées pour critiquer les informations sur les professions des parents des élèves des écoles, qu'elles soient publiques ou privées, au nom d'une crainte d'un éventuel étiquetage, même involontaire, de ces enfants. Or, sans ces informations, toute la sociologie des inégalités sociales devant l'école aurait été impossible. Des débats analogues se multiplient à propos de la prolifération des fichiers informatisés. Ceci ne signifie pas que ces critiques doivent être ignorées.
Mais elles doivent pouvoir être exprimées dans des lieux où les divers besoins et ces divers dangers seraient confrontés ouvertement. Ceci peut se faire dans le cadre du Conseil national de l'information statistique (Cnis), qui réunit les services statistiques publics et les "partenaires sociaux", syndicaux et associatifs. Dans les années récentes, le Cnis a été le théâtre de vifs débats sur la mesure du chômage ou sur d'éventuelles catégorisations ethniques. L'association "Pénombres", qui se donne pour but de débattre des "usages sociaux des nombres", organise de son côté des réunions à la fois sérieuses et drôles sur des sujets brûlants. De même la Société française de statistique (SFDS) organise aussi des "cafés de la statistique" sur de tels sujets. Les questions statistiques apparaissent souvent austères et techniques, appropriées par des "experts" au langage ésotérique. La confiance dans les experts est toujours dangereuse. La journée mondiale de la statistique du 20 octobre pourrait être une occasion pour que la statistique sorte des petits cercles où elle est en général discutée. Ainsi, les critiques et les craintes des dangers réels de la quantification souvent absurde qui résultent de la soi-disant "culture de l'évaluation", et de fichages injustifiables, seraient largement débattues.