Un collectif de statisticiens publics s'exprime.
L'étymologie lie étroitement statistique et État. Alain Desrosières, parmi d'autres, a d'ailleurs largement étudié cette question. Pourtant, tout statisticien qui s'est frotté un jour à des données administratives, connaît la difficulté qu'il y a de passer de « données brutes » recueillies par l'État à l'occasion de ses activités d'administration à des données utiles à la connaissance d'un domaine et utilisable par tout citoyen. Il ne suffit pas de compter pour faire des statistiques, si l'on veut bien accepter en préalable que les statistiques doivent servir à la connaissance. Dans cette hypothèse, on est tenu de se mettre à fouiller dans l'information : y a-t-il des doubles comptes, y a-t-il des trous, le champ couvert est-il bien celui que l'on veut décrire, deux recueils de données sur le même sujet sont-ils comparables, a-t-on pris les mêmes définitions, le même périmètre d'observation, la même méthode de comptage ?
Les statisticiens publics ont souvent été accusés de s'enfermer dans la tour d'ivoire de leur expertise et force est de reconnaître que les avancées sont lentes, la machine lourde à s'adapter, les moyens difficiles à débloquer pour un sujet nouveau. Car il faut d'abord identifier l'information qui manque puis produire cette information de façon accessible à tous et selon une fréquence adaptée à la mesure que l'on recherche.
Pour l'identification de la demande sociale, les débats souvent serrés qui ont lieu entre partenaires sociaux et statisticiens au Conseil national de l'information statistique (Cnis) et les travaux de qualité menés par des groupes de travail multidisciplinaires permettent d'avancer sur de nombreux points du débat social : inégalités, mesure des revenus, prix, chômage, logement, développement durable, pour ne citer que les travaux les plus récents.
Il est juste que les acteurs sociaux exigent du service de la statistique publique (SSP) qu'il s'adapte et progresse en permanence, sous la poussée du débat social. Nombreux sont les statisticiens persuadés de la pertinence de ces enjeux et qui donnent beaucoup d'eux-mêmes dans ce but. La production de statistique publique est abondante et croît d'année en année, il suffit pour s'en rendre compte de consulter le site du Cnis. Pourtant les utilisateurs semblent de plus en plus insatisfaits. D'où vient ce hiatus ?
Demande insatisfaite
Écartons d'emblée une explication qui repose sur une surenchère malsaine pratiquée à ce sujet par nos propres gouvernants. Tel ou tel Ministre n'hésite plus à accuser les statisticiens d'être responsables de l'inaction de l'État dans son domaine : si l'État ne peut agir, c'est qu'il n'a pas les informations. Or souvent, lorsque l'on y regarde de plus près, l'information existe, moyennant le cas échéant un traitement peu coûteux (en temps ou en argent). Il arrive que certaines enquêtes, qui pourraient répondre à une question explicite de l'État, soient ignorées par ses services, au point qu'il refuse de participer à leur financement.
Par exemple, l'enquête sur les sans-domicile, réalisée en 2001, a apporté des éclairages très fructueux pour l'action publique, montrant que de nombreux sans-domicile, contrairement aux idées reçues, avaient un emploi. Or sa réédition est tout juste envisagée pour 2012, et les financements difficiles à rassembler, alors que dans le même temps, de coûteux cabinets sont dépêchés pour refaire, plus vite et moins bien, ce qui a déjà été fait.
Reste que l'information, pour copieuse qu'elle soit à l'état brut, est souvent difficile à mobiliser, parce que sa mise à disposition est consommatrice de moyens humains et financiers qui aujourd'hui s'étiolent. Nous sommes nombreux à nous épuiser à vouloir combler l'écart croissant entre la demande de chiffres et notre capacité à les fournir. On fabrique de plus en plus vite des enquêtes de plus en plus nombreuses, qu'on a de plus en plus de mal à mettre à la disposition des utilisateurs, qu'ils soient à la recherche de quelques tableaux de cadrage, de fichiers détaillés pour une recherche approfondie ou d'études de fond. L'annonce de la délocalisation d'une partie des services du SSP à Metz a été le coup de grâce pour beaucoup d'entre nous car les réorganisations massives qu'elle implique pour l'ensemble de l'appareil statistique ne peuvent être assumées en l'état d'extrême tension sur les moyens. L'appel aux gains de productivité futurs, sur lesquels table la Direction de l'Insee pour réaliser les travaux d'aujourd'hui, relèvent de l'incantation rituelle.
Quels chiffres voulons-nous?
Nous oublions trop souvent que les chiffres, généralement fruits de travaux besogneux de mise à disposition, ne sont qu'un des outils de la connaissance, au même titre que de nombreuses informations non chiffrées, lorsque l'on cherche à pratiquer une analyse honnête. Seuls les travaux d'études et de recherches approfondis permettent de resituer les chiffres dans une perspective et une profondeur pertinentes pour l'action politique. Il faudrait stopper aujourd'hui la course dans le mur que nous sommes en train de jouer et consacrer plus de temps à l'exploitation des données déjà disponibles.
Pourtant, il y a comme un vent de panique qui souffle aujourd'hui sur le SSP. Des messages totalement incompréhensibles pour le personnel ont été envoyés par nos Directions, pour économiser sur chaque opération sans en supprimer aucune. Aucun choix n'est fait face à la pénurie croissante de moyens, si bien que la hiérarchie passe son temps à compter et recompter ses sous. Alors que le fonctionnement du SSP s'appuie sur un réseau régional, les déplacements des agents sont annulés en masse ; le système de visioconférence est congestionné, les utilisateurs doivent s'astreindre à la gestion de plannings d'utilisation par tranches de deux heures ; la formation des agents aux opérations de terrain (les enquêtes) est réduite à la portion congrue ; des opérations d'évaluation des collectes ont été supprimées. Le tout, en multipliant les injonctions à faire de la qualité : les plans qualité sont aujourd'hui le procédé tout trouvé pour cacher la misère, « croyez ce que je dis, pas ce que je fais ». Et finalement, n'ayant pas les budgets pour ses enquêtes, la Direction les décale dans le temps d'année en année, non pas en fonction de critère d'utilité publique d'une enquête par rapport à l'autre mais par une simple gestion comptable.
De notre point de vue, en favorisant trop souvent les commandes gouvernementales sans prise de recul, les choix faits par la Direction nuisent en fin de compte aux utilisateurs des statistiques, y compris lorsqu'il s'agit d'éclairer les politiques publiques. Ainsi, l'Insee réalise chaque année une enquête dite « victimation », destinée à caler les chiffres de la délinquance. Cette enquête est utilisée prioritairement par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), mis en place par Nicolas Sarkozy quand il était ministre de l'intérieur. Statistiquement, il est indispensable en effet de mesurer régulièrement par des enquêtes par sondage la représentativité des statistiques administratives (ici les dépôts de plaintes auprès de la gendarmerie et de la police) et de disposer d'informations sur les profils des ménages. Mais une opération quinquennale ne suffirait-elle pas ? Or, si l'on ne faisait l'enquête « victimation » que tous les cinq ans, on pourrait faire, avec l'argent économisé, une enquête sur le logement, enquête qui aurait dû être collectée en 2010 ou 2011, et faute de moyens ne le sera qu'en 2013.
Enfin, alors qu'il faut soi-disant faire des économies, le gouvernement s'acharne dans son projet de délocalisation d'une partie de la Statistique publique à Metz, projet dont les coûts financiers et humains s'accumulent, et qui va causer une désorganisation qui risque de peser pendant plusieurs années sur la qualité des données produites.