Billet de blog 28 novembre 2008

Marie-Thérèse Join-Lambert

Abonné·e de Mediapart

La statistique publique, un instrument indispensable à la démocratie

Marie-Thérèse Join-Lambert, ancienne présidente de l'Observatoire de la pauvreté et de l'exclusion sociale, explique pourquoi le projet de délocalisation des services de l'INSEE, de la DARES, de la DREES à Metz l'a «touchée au cœur».

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Marie-Thérèse Join-Lambert, ancienne présidente de l'Observatoire de la pauvreté et de l'exclusion sociale, explique pourquoi le projet de délocalisation des services de l'INSEE, de la DARES, de la DREES à Metz l'a «touchée au cœur».

Illustration 1

J'ai passé toute ma vie professionnelle dans la sphère publique(1). Il n'est pas un poste que j'ai occupé où je n'ai eu à questionner, dans le but d'éclairer les politiques sociales, les connaissances acquises, en me penchant notamment sur les données fournies par le système statistique public. A ce titre, le projet de délocalisation d'une partie des services de l'INSEE, de la DARES, de la DREES, sans étude ni concertation préalable, m'a touchée au cœur.

Car ce n'est pas seulement le projet de délocalisation qui est en cause. Il est de fait qu'il s'inscrit dans un climat de dénigrement préalable des données publiées qui laisse planer une forte inquiétude pour l'avenir. Tel qu'il a été présenté, ce projet témoigne au minimum d'une méconnaissance des conditions dans lesquelles les valeurs d'indépendance et d'ouverture à la société ont permis dans le passé de faire de la statistique publique un instrument indispensable à la démocratie.

Indépendance quant à la publication en temps et en heure, et commentée par l'autorité statistique elle-même, des indicateurs et données sensibles : inflation, pouvoir d'achat, chômage. Combien de fois a-t-il fallu s'agissant des chiffres du chômage et quelque soit le pouvoir en place, user de persuasion et de pédagogie pour que soit évités des retards, des pressions ; combien de fois a-t-il fallu s'opposer à des projets intempestifs de « nettoyage » des fichiers de demandeurs d'emploi...Y a fortement contribué la présence, dans les directions du Ministère, à l'ANPE, dans les cabinets ministériels, de personnes formées par un contact régulier au niveau national avec les « producteurs de chiffres » (qui n'excluait pas des discussions parfois rudes). Ce n'est pas seulement par des mails, des vidéoconférences, des déplacements éclairs de « turbostatisticiens », que sera créée cette proximité indispensable pour que les acteurs publics s'imprègnent de cette culture de la rigueur, de la prudence dans le commentaire, de la résistance aux pressions, et puissent la faire valoir dans leurs responsabilités propres.

Il en est de même pour l'ouverture à la société. Le système statistique public a lancé dans le passé quelques enquêtes pionnières qu'il était seul à pouvoir mener pour « quantifier » au niveau national des phénomènes sociaux connus seulement par des enquêtes monographiques ou qualitatives : ainsi l'enquête « Handicap/incapacité/dépendance », et plus proche de nous, l'enquête « Sans domicile (2). Combien, là aussi, a-t-il fallu de réunions, de discussions, avec les financeurs, les associations de solidarité au départ sceptiques, et parfois même hostiles, pour convaincre, remettre sans cesse le projet sur l'ouvrage, faire participer le monde associatif, et parvenir à la première enquête de ce type réalisée en Europe...C'est dire qu'il n'est pratiquement pas possible de réaliser de telles enquêtes sans proximité entre les « producteurs de chiffres » et les acteurs de la société où chacun doit mettre du sien, céder du terrain,

reconnaître ses limites afin de progresser vers la connaissance quantifiée d'un phénomène complexe.

D'une manière plus générale, la compréhension de la société dans laquelle nous vivons et des bouleversements qui l'affectent aujourd'hui revêt une importance cruciale pour l'orientation des politiques publiques. Les recherches en sciences sociales, les monographies, les études qualitatives, les remontées d'observations des acteurs sociaux sur le terrain y contribuent pour une large part. Mais les travaux quantitatifs à grande échelle peuvent seuls fournir le cadrage général, la vérification, et le point de départ de nouvelles analyses qui permettent de modifier les représentations et d'éclairer l'action. Beaucoup a été fait sur ce plan par les services statistiques, beaucoup reste à faire. Ne stoppons pas cet élan par un projet de délocalisation qui néglige ou ignore le sous bassement culturel qui a permis les progrès dans le passé, et ébranle profondément de surcroît des services plus récemment mis en place (DARES, DREES), dont l'apport aux connaissances sur l'emploi, la protection sociale, la santé est aujourd'hui déterminant.

1. Du Commissariat au Plan au Ministère du Travail, à l'ANPE, à l'IGAS, où j'ai effectué de nombreuses missions dont une ayant permis la mise en place de la DREES, sans compter un passage par le cabinet du Premier Ministre en 1988-1989

2. A laquelle a participé activement l'INED

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