Perdue à six heures de routes au Nord de Boston, la petite ville de Jackman vit principalement de l’industrie du bois et du tourisme lié à la chasse aux orignaux. Mardi, 738 personnes étaient inscrites sur les listes électorales de cette commune,les trois-quarts d’entre elles se sont déplacées au bureau de vote.
Par -2 degré Celsius, le personnel de la mairie était occupé à déneiger l’entrée lorsque les premiers électeurs ont fait leur apparition à 8 h du matin. Ce qui aura occuper les conversations ce mardi 6 novembre, c’est probablement cette première averse de l’hiver, plus que les élections.
Car à Jackman, pas de queue au bureau de vote, même si l’on utilise toujours des bulletins en papiers et qu’il faut prendre le temps de répondre à 12 questions au total sur chacun d’entre eux.
À l’intérieur, l’ambiance est détendue, tout le monde se connaît puisque la prochaine ville est située à plus d’une heure de route à travers les bois. Alors on s’amuse d’avoir à donner son nom et son adresse en entrant. En effet, la plupart des électeurs habitent la même rue, la « main street », longue bande d’asphalte bordée de maisons en bois aux allures de western.
Une large palette d’opinions
Mais derrière cette ambiance familiale se cache un clivage profond. Madame le maire en personne confie ses espoirs républicains. La dette, le chômage, les taxes, tout l’inquiète dans la façon dont les choses ont évoluées depuis quatre ans. Ses homologues démocrates restent discrets car les mentalités en ville sont plutôt conservatrices, même si l’État du Maine dans son ensemble vote toujours du côté démocrate.
Les électeurs défilent devant Sue et Danielle, les deux assesseurs du bureau de vote. L’une est républicaine, l’autre démocrate pour assurer l’équilibre, mais toutes deux font face au même ennui dans le bureau de vote parfois désert.
Sue a été chanceuse d’avoir pensé à apporter son ouvrage de broderie, sur lequel elle complète le dessin de deux papillons colorés, tout en gardant un œil sur la grosse urne en bois scellée d’un cadenas à ses côtés.
Chacun repart du bureau de vote avec un autocollant « J’ai voté aujourd’hui », destiné à inciter les collègues de travail, la famille et les amis à faire de même. Mais une bonne partie de la population reste détachée de la politique et abonnée à l’abstention dans ce village où beaucoup considèrent qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes.
Ceux qui votent sont majoritairement républicains - 57 % pour Mitt Romney contre 37 % pour Obama cette année - mais toutes les opinions sont représentées. Il y a Kasey, jeune prof d’histoire, qui s’insurge de ne pas voir les droits des femmes mieux pris au sérieux par ses concitoyens. Un retraité anonyme coiffé d’une casquette « vétéran du Vietnam » reproche à Obama de ne pas suffisamment valoriser le travail de l’armée. Mais Bob, un autre sexagénaire salue justement le président sortant pour son travail auprès des soldats :« Mon fils est l’armée de l’air et a eu l’occasion de rencontrer Barack Obama, il m’en a dit le plus grand bien »
La chasse passe avant la politique
Si la place de l’armée est une question qui suscite autant le débat, c’est que les villes comme Jackman sont un vivier important pour les forces américaines. Ici, les bars affichent sur leur enseigne « nous supportons nos troupes ». Les jeunes - garçons et filles - sont habitués dès leur plus jeune âge à pratiquer des activités d’extérieur, avec en tête la chasse.
C’est son expérience avec les orignaux et les ours qui a permis à Jasmine, 19 ans, de devenir un bon tireur dans l’unité de l’armée qu’elle a intégrée cette année. En permission pour quelques jours avant de partir en mission en Corée du Sud, la jeune fille se réjouit plus d’être à la maison pour la chasse aux cerfs que pour son premier vote.
Comme elle, les citoyens qui manifestent le plus d’enthousiasme ce mardi 6 novembre sont les chasseurs réunis à la station essence pour faire peser leur gibier. Cette formalité étant obligatoire pour qui veut ramener un orignal ou un cerf dans son frigo, le lieu devient un point de rencontre et de discussion pendant la saison de la chasse en automne.
Certains sont originaires de la ville, mais beaucoup viennent du sud du Maine et même de plus loin aux États-Unis. La plupart ont donné priorité à la chasse sur leur devoir citoyen, même si quelques uns évoquent le vote par procuration. Les mêmes se retrouvent au bar le soir pour discuter des prises de la journée.
Une soirée électorale sans rebonds
À 16h30, la nuit tombe sur Jackman et avec la température qui descend l’activité diminue peu à peu dans la ville. À 20h, lorsque le décompte des bulletins commence à la mairie, il n’y a plus un chat dans la rue, seule la fumée qui sort des cheminés et un panneau lumineux rappelant que nous sommes le « jour du vote » sont là pour égayer le paysage.
Alors que les télévisions sont en effervescence et montrent des foules réunies dans les grandes villes du pays, Jackman s’endort tranquillement et les assesseurs veillent tard pour venir à bout des 512 bulletins. Avec minutie, les dix femmes embauchées pour ce travail fastidieux épluchent les différents scrutins : président des États-Unis, sénateurs et représentants de l’État du Maine, juges et référendums.
Le lendemain la neige ne tombe plus, les températures restent négatives et l’ambiance est plutôt à la mauvaise nouvelle. « C’est un désastre, je ne pensais pas que ça pouvait être pire, mais on est reparti pour quatre mauvaises années » s’exclame Leon, croisé devant le supermarché.
Victoire pour le mariage homosexuel
Quelques mines défaites dans les rayons, certains se disent contents de savoir la campagne électorale et les appels des sondeurs derrière eux. En cherchant bien, on trouve aussi des électeurs discrètement satisfaits.
Chuck et Becky sont les propriétaires du magasin, et contrairement aux idées répandues par les discours politiques, ces petits commerçants ne rejettent pas l’idée de payer des taxes et sont même entièrement convaincus par la vision démocrate de l’économie américaine. Les deux se disent contents de la réélection d’Obama mais une question les fait sourire encore plus.
Alors que certains États ont voté sur la légalisation du cannabis médical, le Maine a approuvé par référendum le mariage homosexuel, ce qui a permis à Chuck d’avoir une bonne nouvelle en début de journée : « Deux de mes employées sont lesbiennes et ce matin elles m’ont demandé si elles pouvaient avoir un congé en fin d’année, je pense que ça présage quelque chose de bon et je suis vraiment heureux pour elle ».
Sa large moustache blanche dissimule mal son émotion et c’est sur cette note positive que Chuck ferme la boutique, laissant l’impression que malgré le désaveu général de la politique fédérale, certains habitants ont réussi à trouver dans les enjeux locaux un vrai intérêt personnel.