Soirée luttes de classe avec Philosophe
Me rendant au cinéma Variétés ce jeudi soir, je me disais que nous allions, mon épouse et moi, assister à un débat philosophique en petit comité. Alain Badiou passe pour un philosophe radical, et programmer cinq réunions à Marseille dans la même semaine me semblait, de la part des organisateurs, un bel optimisme.
Erreur : la grande salle de cinéma était bondée. Et la soirée fut passionnante. Elle commença avec un film qui évoquait différentes luttes ouvrières de la région marseillaise, en cours depuis des mois, voire des années : lutte des travailleurs de l'usine de chocolat de Saint Menet, de ceux du Thé L'éléphant des FRALIB, de ceux des Moulins Maurel, de ceux de la SNCM. Des luttes longues, fertiles en rebondissements, menées avec obstination et intelligence, qui obtiennent des succès contre les monstres économique que sont Nestlé et Unilever, et qui dans certains cas se concluent par une reprise de l'entreprise par les travailleurs, sous la forme d'une SCOOP.
Le film se termine d'ailleurs par un émouvant témoignage, celui d'un travailleur (présent dans la salle, et qui interviendra) ayant participé, en 1944, à la remise en marche, par les travailleurs eux-mêmes (les patrons collaborateurs s'étant mis à l'abri à l'étranger) de la grande entreprise de réparation des locomotives à Marseille.
Après le film, quelques interventions se sont succédées[1], dont celles d'Alain Badiou, ouvrant et concluant la réunion. Le philosophe souligne l'activité particulière des acteurs ouvriers de ces luttes : la maîtrise du temps. Ces combats sont longs, ils sont à épisodes. Tantôt on occupe, tantôt on remet la production en marche. On s'adapte à la tactique de l'adversaire, un trust multinational réputé surpuissant. Les travailleurs doivent gérer toutes sortes de difficultés. Certains sont défaitistes, ou bien se découragent. Pas facile, de maintenir la cohésion. Il faut tenir compte de la famille, le conjoint, les enfants. Une occupation permanente n'est pas sans sérieux inconvénients sur ce plan.
Un autre aspect de ces combats c'est bien sûr, au départ, leur caractère défensif : il s'agit de sauver l'emploi, de sauver le salaire, il s'agit de nourrir sa famille. Mais certaines issues font émerger autre chose : alors même que les patrons sont sur leur planète, loin de là, méprisants, sûrs d'eux-mêmes, les ouvriers peuvent faire repartir la production et finalement, dans certains cas, reprendre l'usine. On peut se passer des patrons. On est dans l'offensive. Et même s'il ne s'agit que d'un moment, d'un épisode, il est très significatif, et de fait, on peut presque suggérer que l'environnement marseillais révèle ici comme une spécialité.
Ce fait, souligne Alain Badiou, est d'une grande portée : il prouve qu'un autre monde est réellement possible. La valeur courage est essentielle, le courage de continuer à penser qu'un autre monde est possible, quand toutes les forces politiques "de gouvernement" et médiatiques nous disent chaque jour, à chaque heure, qu'il n'y a pas d'alternative, sur l'essentiel. Résignez-vous.
Au cours de la soirée, le débat se politise plus directement. Nous sommes, dit Badiou, entre deux mondes. Celui où il y a une "gauche" et une "droite", et où il est dorénavant aveuglant qu'elles font la même politique sociale et économique, et celui où il existerait autre chose.
Le philosophe évoque la période, entre 1936 et 1984 où il existait, bien présente dans le monde du travail, une force politique "mise à l'écart" du jeu politique officiel : le parti communiste. Ce parti jouait ce rôle (bien ou mal, ce n'est pas ici la question) de réceptacle des volontés de changement, des frustrations et des aspirations du monde du travail. Ce n'est plus le cas depuis le tournant libéral de la "gauche unie" en 1984, qui privatise à tour de bras avec la participation active de ce même parti. Il y a là maintenant un énorme vide.
Nous devons faire complètement un deuil, nous convaincre intimement qu'il n'y a rien à attendre d'une "gauche-PS" ou "gauche-Hollande". Alain Badiou suggère que nous sommes devant un "commencer" et non pas un "continuer". Quelque chose doit advenir qui relève d'une sorte de – quelque soit le mot— collectivisme, communisme, socialisme au sens premier, qui prennent clairement pour cible la propriété privée des moyens de production. Il faut bâtir quelque chose de ce genre, quitte à oublier quelque temps les fameuses "échéances électorales".
En réponse à une intervention, le philosophe dit qu'à son avis, il n'est pas urgent, pour commencer, de "ratisser large", mais plutôt de faire du solide.
On est alors près de la conclusion d'une soirée marseillaise stimulante.
[1] Nous publierons celle de Frédéric Alpozzo, CGT marins, dans une autre édition.