Un jour d'été sur une plage de Crète. Je traine au soleil avec les deux amies avec qui je campe sauvagement dans les dunes à l'ombre des pins. Un homme se tient un peu plus haut, de trois quart dos, nous jette des coups d’œil répétés. Il ne bouge pas mais son corps semble s'agiter un peu. "Non mais sérieux, me dis pas qu'il est en train de se branler le mec, là ?!" s'indigne l'une d'entre nous. Si, il est en train de se toucher, en nous regardant, au milieu de rien, à quelques mètres à peine de notre campement. Il ne cherche pas à se cacher, il ne cherche pas à être particulièrement discret, il ne s'exhibe pas franchement non plus. Il est juste là ; il nous regarde et il se branle.
"Et alors : on fait quoi, là ?"
Je ne me sens pas en danger, je ne me sens pas agressée. Je ressens une gêne que je n'arrive pas à verbaliser et qui me questionne. La réaction de mes amies ne se fait pas attendre : colère et indignation. Cette fois, il ne faut pas laisser passer, ne pas rester passives, ne pas subir en baissant la tête pour ruminer ensuite sa rage de ne pas avoir su quoi faire quand il était encore temps d'agir. L'une dit : "J'y vais, je vais lui dire ce que je pense. Je refuse que quelqu'un s'octroie le droit de disposer de mon corps et de mon image comme de simples objets érotiques." Et moi, qu'est-ce que j'en pense ? Je dis que je n'en sais rien. Est-ce mal de se branler, après tout ? Qu'est-ce qui me gêne ? Son geste en soi, ou plutôt son absence de gêne à lui ? Ou le fait qu'il nous regarde comme il regarderait YouPorn, à la différence près qu'il ne nous a rien demandé, que nous ne sommes pas en train de nous filmer en direct derrière une caméra, que nous n'avons pas choisi d'offrir nos images ni de vendre une prestation quelconque. Que nous étions juste en train de flâner dans notre coin de plage, peinardes.
Je ne sais pas quoi penser ni quoi faire, alors je reste. Elles foncent. En les voyant arriver, le mec se rhabille à la hâte et s'éloigne, va s'enfoncer dans les buissons. Je les observe de loin, en contrebas. Mes amies gesticulent, leurs corps se tendent vers l'avant dans l'attaque, se rétractent en défense. L'interaction est courte mais semble avoir été intense, à en croire le léger tremblement de leurs voix et de leurs jambes lorsqu'elles redescendent. Je leur demande : "Alors ?"
Elles me répondent : "Alors, on lui a dit qu'on était contentes de voir enfin son visage, car jusque-là on n'avait vu que sa bite." Elles l'ont découvert, sorti de son anonymat. Le mec a été désagréable et vulgaire, me disent-elles, mais elles l'ont remis à sa place. Elles me racontent l'interaction en détail, nous sommes d'accord pour conclure que ce type n'est qu'un macho dégueulasse avec qui il ne sert à rien d'essayer de faire de la pédagogie. Il n'en vaut vraiment pas la peine, c'est certain. Pourtant, depuis qu'il est parti, une atmosphère pesante s'est abattue sur nous, l'angoisse et le doute prennent peu à peu possession de nos esprits. Il sait où l'on campe.
"Redites moi ce que vous lui avez dit ?" Il s'est peut-être senti humilié, il va peut-être vouloir se venger. "Il avait un rictus vraiment mauvais et nous a copieusement insultées." Il était sûrement en colère qu'on ait osé l'interpeler. Et s'il venait pendant la nuit, alors que nous serons couchées dans nos tentes et hamacs, endormies dans le noir ? Et s'il venait même pendant la journée, lorsque nous ne sommes pas là, détruire ou piller notre campement ? Pisser sur nos affaires ou y mettre le feu ? Était-ce vraiment une bonne idée d'aller le voir ? Si on ne lui avait rien dit, en serait-on là maintenant ? Il va falloir déménager. Dommage, c'était vraiment le spot parfait.
Ruminer notre colère non-dite ou craindre les représailles pour l'avoir exprimée, voilà notre sort. La nuit est agitée, le moindre bruit nous réveille et, au matin, la peur a fait place à une colère nouvelle : la colère de se laisser ainsi apeurer, la colère de notre propre déraison à se voir donner tant d'importance à cet homme qui nous a peut-être déjà oubliées. Cet homme qui n’a probablement jamais planifié aucune vengeance. Cet homme qui, sûrement, est déjà en train de se branler ailleurs.
Rien de nouveau sous le soleil, tous comptes faits.