Du désir au dégoût, et entre les deux : rien.
C'est ainsi que j'ai appris à évaluer mon propre corps et celui de ceux qui étaient censés l'apprécier. Mon corps désirable ou répugnant. Mon corps désiré qui m'octroie confiance en moi et succès. Mon corps mince, épilé, bronzé, musclé. La graisse, le poil, la mollesse et la peau marquée, striée de vergetures et capitonnée dégoûte et inspire le rejet, la honte. Mon corps, je ne peux pas l'oublier. Je ne peux pas oublier surtout à quoi il devrait ressembler, je ne peux que sentir l'échec de n'y être pas parvenue. Culpabilité.
Mon corps, corps de femme qui aime les hommes, mais qui surtout doit s'en faire aimer. Qui doit s'en faire désirer. Sexuellement. Corps qui doit donner envie d'être approché, senti, caressé, palpé, pétri, pénétré, pris. Corps dont la valeur dépend du désir qu'il inspire. De la pulsion qu'il provoque. Plus irrépressible est le désir, mieux le corps est coté, et plus la transaction sexuelle obtenue – ou soutirée – est motif de vantardise et de fierté. Pour l'homme. Pour celui qui conquiert. Pour celui qui, comme le colon d'hier et d'aujourd'hui, débarque souverain et plante son drapeau d'orgueil dans la chair molle d'une terre qu'il qualifie de vierge ou de sauvage et qui n'existe que par lui.
Corps qui doit être désirable sans avoir été déjà trop pris. Terre vierge et innocente que n'a pas encore atteint la barbarie. Jungle sauvage et inexplorée qui excite par son mystère, par la nature rebelle, qui fait obstacle et résiste, par son seul instinct naïf. Corps épilé et lisse comme une page blanche qui s'offre au nom de celui qui se l'approprie.
Un corps de femme doit résister. Un peu, pas trop. Dire « non » pour ne jamais dire « oui », sauf en robe blanche le jour J. Le corps d'une femme doit être étroit, serré. Toujours ferme, jamais dilaté. Contenu, discret. Hymen qui rechigne à se faire déchirer. Pour la gloire du conquérant. Pour l'honneur du vainqueur, celui par lequel, à force de ruse et de vigueur, le corps s'est laissé pénétrer. Effraction autorisée. La nature apprivoisée. Celle de la femme. Car l'homme, lui, s'est transformé en bête sauvage, en chasseur infatigable, guettant sa proie indocile. Corps bientôt domestiqué.
Coupe rase et intégrale, aisselles, jambes, maillot. Que rien ne dépasse. Cycle régulé, le sang dégoûte et pas une goutte ne doit perler. Lingerie immaculée. Le sang menace. Coule à flot. Mer rouge sang. Canal ouvert entre mes cuisses, lieu de toutes les joutes viriles dont on se dispute l'accès. Sang de l'enfant qui n'est pas né. N'en laisser aucune trace.
Corps de femme sans cesse critiqué, évalué. Le corps précède la femme où qu'elle aille et quoi qu'elle porte. Ses seins, ses fesses, ses lèvres, avant qu'un premier mot ne sorte. Le « trop » tout autant que l'absence. Le « mais » avant l'intelligence. Corps de femme soumis au regard des hommes. Viande appétissante que l'on peut trouver « bonne ». Bonne à rien, bonne à tout. Du désir au dégoût.