Il suffit de regarder l'actualité ces derniers mois pour voir battre son plein le "backlash" anti-féministe : la mise en danger du droit à l'avortement aux Etats-Unis, le déferlement de haine misogyne à l'égard d'Amber Heard à l'occasion de son procès pour diffamation intenté par son ex-mari, l'acteur Johnny Depp, le maintien et la nomination respectives de M. Darmanin et M. Abad, tous deux accusés de viols par plusieurs femmes, la venue des gendarmes intimidant la lycéenne, Laura, qui a posé la question de leur nomination au Président de la République en visite à Gaillac dans le Tarn, le député de la République En Marche et ministre, Stanislas Guérini, qui défend un candidat aux législatives investi par le parti de la majorité présidentielle, condamné par un juge pour violences conjugales, le qualifiant d' "honnête homme", incapable de violences, et j'en passe. Autant de signaux qui imposent aux femmes de se taire, peu importe la réalité du sexisme et des violences qu'elles subissent.
Un backlash dans toute sa splendeur, à l'image de celui théorisé par Susan Faludi, dans son essai de 1991 « Backlash : la guerre froide contre les femmes », pour désigner le retour de bâton entretenu par les médias en réaction aux revendications et avancées féministes dans les années 1970. Selon elle, chaque avancée du droit des femmes a toujours été suivie d’un contrecoup réactionnaire. A l'ère post-MeToo, ne serions-nous pas face à un backlash ? Les revendications féministes, si elles ont gagné en visibilité, font face à une opposition féroce et sont confrontées à des préjugés qui perpétuent, de génération en génération, une assise solide et durable du Patriarcat. Ce backlash n'est-il pas un moyen pour le Patriarcat de se maintenir, malgré les évolutions sociétales et culturelles ?
Un statu quo veut dire en latin "dans le même état qu'auparavant". Le Patriarcat ressemble, avec une assise aussi solide et durable, à un statu quo, en voulant sans cesse se maintenir, comme il a toujours été, auparavant. Ainsi, lorsque les revendications féministes gagnent en visibilité, comme aujourd'hui _ mais on l'a vu à toute époque, telle que face aux suffragettes ou aux revendications féministes des années 70_, une levée de boucliers se forme pour rappeler le statu quo, le "monde d'avant", quand on pouvait soi-disant tout dire, quand on pouvait "draguer", quand on pouvait "importuner", etc. L’affirmation de son féminisme comporte le risque élevé de se voir opposer une défense du système, de l'ordre établi, à l'aide de préjugés et représentations sociales, intériorisées depuis des décennies et qui se transmettent de génération en génération ou de mécanismes de silenciation ou de décrédibilisation des paroles dissidentes.
A chaque tentative de remise en cause du système, on nous rappelle encore et toujours les poncifs millénaires du Patriarcat, que l'on croyait éteints au nom d'un pseudo progrès qu'on aimerait voir dans notre histoire et selon lesquels, entre autres, les femmes seraient inférieures aux hommes, _ et je l'ai encore entendu récemment, en 2022, _ la société plongerait dans le chaos et s'éteindrait, à cause du droit à l'avortement et à la contraception, le couple et la famille sont l'épanouissement ultime des femmes, les rôles genrés seraient naturels, innés, etc. Mais ne seraient-ils pas tout simplement de faux arguments pour maintenir un système en place qui arrange une minorité dominante (les hommes cisgenres, hétérosexuels, blancs, valides, riches, etc. ) ?
Ces mécanismes et contre-arguments ne reposent la plupart du temps sur rien de tangible ou de vérifié et ne consistent donc pas, _ ce qui aurait pu être souhaitable pour éviter un mouvement féministe totalement déconnecté du reste de la société _ à débattre avec les féministes, ni à leur opposer des critiques constructives, susceptibles de faire avancer la cause, de l'affiner dans l'approche des problématiques et de leurs solutions ou de l'étendre à d'autres luttes, mais au contraire, à les décrédibiliser ou les faire taire, pour maintenir le statu quo, l'ordre dominant bien établi. Car ils ne souffrent, la plupart du temps, aucun débat, aucune discussion.
Un des mécanismes de décrédibilisation consiste à accuser les féministes d'être la cause du fait social même qu'elles dénoncent. On le voit également dans les réponses aux revendications antiracistes. Le contre-argument du « on ne voit pas les couleurs » cherche à retourner la focale sur les antiracistes, qui, eux, les verraient, pour faire oublier aux autres le racisme systémique qui traverse notre culture et nos institutions. En ce qui concerne le féminisme, l’on nous répond quasi systématiquement que les féministes causeraient la « guerre des sexes » qu’elles dénoncent et qu’elles se focalisent sur le genre des gens, comme les antiracistes la couleur... Or, les faits montrent bien à quel point les femmes et les minorités sexuelles sont les premières victimes des inégalités de genre, que ce soit dans le monde professionnel ou dans la sphère privée ou en matière de violences et de discriminations. La société passe son temps à regarder le genre des gens, comme leur couleur de peau. Quelle guerre est menée par le féminisme, face à celle du sexisme systémique ? Je me pose sincèrement la question. Si ce moyen n’a pas pour but de silencier la parole des femmes, quel est son but ?
De même, il est intriguant de remarquer comme l'on nous accuse facilement de détester les hommes, quand nos détracteurs dépensent pourtant moins d'énergie à reprendre ces derniers lorsqu'ils ont des propos ou comportements anti-femmes. Comme si tout un chacun s'y était habitué, le sexisme devenant si ordinaire, au point que le combattre donne l'impression d'ébranler ce statu quo, déjà trop installé pour vouloir le contrecarrer. Ce serait si compliqué que sa mise en lumière par les féministes, ou toute mise en lumière sur d'autres oppressions intériorisées, est vécue comme une mise en accusation individuelle et personnelle à l'encontre de chaque personne dont la position sociale est soutenue par le système ainsi critiqué.
Un autre moyen de décrédibiliser la parole féministe est de se focaliser sur la forme pour en oublier le fond, par exemple en nous accusant d'être trop agressives, en dénigrant notre colère pour lui ôter toute légitimité. Ici, on joue sur le mythe de la femme emportée par ses émotions et sur la norme sociale selon laquelle une femme ne doit pas être en colère et que ce ne serait pas jolie dans la bouche d’une femme.
La colère féminine est en effet dénigrée et mal vue dans une société patriarcale comme la nôtre. Et cela ne date pas d’hier. Déjà, de l'Antiquité à l'époque moderne, nombre de philosophes dénonçaient cette émotion dangereuse qui nous aliénerait des autres. D’un point de vue politique, la colère est la plupart du temps une réponse à un sentiment d’oppression, alors dénigrer la colère des féministes est un moyen de les faire taire. C’est également ramener sans cesse les femmes à leur apparence et leur image, plutôt qu’à leur intellect, que de les enjoindre à se calmer, à sourire, à se montrer positive. Cause toujours, on préfère te regarder. Calmez-vous, madame, ça va bien se passer (M. Darmanin à Apolline de Malherbe le 8 février 2022). Est-ce que vous pouvez vous calmer ? (Stéphane Le Foll à Sandrine Rousseau, tout à fait calme au demeurant, le soir des résultats du premier tour des législatives, le 12 juin 2022). Il y a cette injonction à faire passer son message de manière calme, positive, sans se "victimiser" et en collant à une image de courage et d'abnégation. La forme compte plus que le message.
Tandis qu’un homme en colère sera perçu comme viril et plus écouté, une femme en colère est moquée. En effet, selon Anne-Charlotte Husson, doctorante en Sciences du langage, blogueuse et autrice de l'ouvrage Le Féminisme, « quand on parle de la colère des femmes ou des féministes, on la ramène souvent à la question de l’hystérie. Cette parole ne serait donc pas rationnelle parce qu’elle serait ancrée dans l’émotion ». Cette critique de la forme vient masquer, invisibiliser mais aussi délégitimer le fond du message et son importance : « Cette émotion nous permet de parler, de militer, d’avancer. Sans colère, pas de féminisme, pas de transformation sociale. D’ailleurs, les grands mouvements militants partent d’une colère personnelle dont on finit par comprendre qu’elle est politique », écrit Anne-Charlotte Husson.
Enfin, Valérie Rey-Robert, dans son ouvrage Le sexisme, une affaire d'hommes, identifie un point de différence important dans l'éducation des garçons et des filles : il s'agit justement de l'expression de la colère. L'autrice cite l'étude de John et Sandra Condry de 1976 ("Sex differences : study of the eye of the beholder") où les interrogés attendent d'un garçons qu'il soit en colère et d'une fille qu'elle ait peur et jamais l'inverse. Valérie Rey-Robert cite également l'exemple du débat de l'entre-deux-tours de la présidentielle de 2007 où Sarkozy attaque directement Royal sur sa colère, l'obligeant à répondre qu'elle n'est pas énervée tout en ne pouvant légitimement rester calme. L'expression de la colère est considérée comme une expression de virilité chez les hommes, quand chez les femmes, elle est presque rendue impossible, tant elle est dénigrée et utilisée pour décrédibiliser leur parole.
Une idée nous est aussi souvent opposée pour nous faire taire, c’est qu’on aurait déjà tout ce qu’il faut et qu’on exagérerait aujourd’hui d’en demander plus. Comme si on demandait trop. Comme si nous devions être reconnaissantes de ce qu’on nous a accordé. Comme si nous avions obtenu ce que nous avons en demandant simplement, et ce, gentiment. C’est non seulement ignorer, voire invisibiliser, une longue histoire de luttes féministes pour obtenir nos droits actuels, mais aussi penser que l’on devrait remercier les hommes de nous avoir laissé un peu de place et un peu de droits. Nous accuser d’exagérer est aussi une tentative de nous silencier, en nous cantonnant à une position d’humilité et de docilité, face à ce qu’on a acquis.
Par ailleurs, même en ayant acquis des droits, ces mêmes droits peuvent nous être enlevés à tout moment, à chaque crise qui passe par-là. Il suffit de regarder ce qu'il se passe aux Etats-Unis, concernant le droit à l'avortement ou la misogynie décomplexée entourant le procès Depp/Heard. Enfin, nous accuser d’exagérer est aussi une manière différente de nous dire que les femmes ne sont pas capables d’analyser une réalité qu’elles vivent directement, alors que les hommes, eux, seraient capables de parler de tout et n'importe quoi, tout en bénéficiant d'une présomption de légitimité et de compétence. Elles se tromperaient ou feraient preuve de trop de sensiblerie ou d'émotions, en affirmant que leurs droits seraient loin d’être correctement respectées et qu’elles subissent encore des violences et des discriminations de genre. C’est là aussi ignorer délibérément des faits et des chiffres officiels. Cela prouve encore une absence de volonté de nous écouter.
Il y a un autre mécanisme, dont je voudrais parler, c'est cette propension, presque systématique, à nous demander nos sources, quand elle est pourtant presque inexistante face à la parole masculine, accueillie partout grâce à une sorte de « présomption de compétence ». Si les débats existent entre hommes, leur compétence n'est jamais remise en cause du fait de leur genre. Pour une femme, cela est différent. Quand on s'assume féministe, l'exigence d'une réflexion sourcée est encore plus forte, quand en face, la parole des hommes est accueillie plus facilement.
Enfin, l’emploi du « not all men » comme contre-argument quasi-systématique contribue aussi à faire taire toute expression d'opinion féministe, même lorsqu'on partage son propre vécu, en nous accusant de faire une généralité. Il envoie le signal que ce serait dangereux _ plus dangereux que d'échafauder à longueur de journées des généralités sur les femmes _ d’oublier que certains hommes peuvent être bons, alors que ce n'est pas le sujet, _ce n'est pas le sujet du féminisme de souligner la bonté de certains hommes envers les femmes, et qu'on peut très bien s’en rendre compte par nous-même, _ mais surtout, cet argument ne devrait pas nous empêcher d’élever des critiques constructives à l'égard de la culture dominante et de la socialisation notamment des hommes dans notre société. Comme si la société était investie d’une mission politique et systématique de nous rappeler à l'ordre à la moindre incartade, de nous faire revenir à la culture dominante, parce que sinon quoi ? Quel est le risque ? Quel est le risque dans une démarche d'émancipation vis-à-vis du système dominant ? Quel est le risque dans le fait de lutter pour nos droits et notre visibilité ? Pourquoi nous faire croire qu'il y a un risque à briser le statu quo, si ce n'est pas pour nous dissuader de le remettre en question ? Qu'y aurait-il à y perdre, hormis des privilèges partagés par les plus virulents défenseurs de l'ordre établi ?
Je vous rassure, la société ne va pas s'effondrer à cause du féminisme, ou à cause des "wokes", des "islamo-gauchistes". Les plus gros défenseurs du système tiennent à son maintien, pour leur propre confort (économique, social, politique, etc.), au détriment du reste, en s'appuyant sur la croyance répandue que sans ce statu quo, ce serait le chaos. Mais le chaos pour qui ? J'ai plutôt le sentiment que le système, tel qu'il est, n'est plus tenable, sur tous les plans : social, environnemental et politique.
Quelques sources : Le sexisme, une affaire d'hommes de Valérie Rey-Robert ; Backlash : la guerre froide contre les femmes de Susan Faludi, Le Féminisme de Anne-Charlotte Husson ; http://www.slate.fr/story/161245/bon-usage-colere-femmes