Elle s'appelle P., elle a vingt-et-un ans, elle est étudiante en philo à Toulouse.
Vendredi après-midi, après son dernier cours, elle s’est rendue directement à la gare Matabiau pour attraper le train de treize heure vingt-sept pour Paris. Elle a enchainé les correspondances pour arriver tard dans la nuit dans ce bel appartement du centre de Bruxelles où son amie, sa presque-sœur Sara, et son compagnon Hugo l’ont accueillie en fête. Ils lui ont posé des questions sur ses études et la vie toulousaine, lui ont offert à boire et à manger et elle s’est couchée tard, légèrement ivre, heureuse de s’être octroyé le luxe de ce weekend loin de chez elle. Le lendemain, ils l’ont emmenée visiter la ville, ont fait le marché, acheté des cornets de frites et bu des bières en plaisantant. Malgré la pluie persistante et le gris des trottoirs, elle se sent profondément vivante, chanceuse d’être ici, si bien entourée, elle se sent en confiance, elle se sent aimée.
Ce soir après le dîner, Sara ne se sentait pas très bien et a décidé d'aller se coucher tôt, laissant P. et Hugo discuter tranquillement dans le salon de leur appartement. P. apprécie beaucoup Hugo, il s'est toujours montré sympathique avec elle, elle aime leurs échanges où elle se sent libre de philosopher et de refaire le monde sans se sentir jugée par cet homme pourtant plus âgé qu'elle et qui l’impressionne assez. P. s'inquiète un peu pour Sara qui se repose dans la chambre à côté, elle-même sent qu'elle couve peut-être quelque-chose, une légère toux lui pique la gorge, mais elle profite malgré tout de ce moment partagé avec Hugo, elle se sent à l'aise en sa présence, flattée de l’intérêt qu’il porte à son discours et à ses idées. Leur conversation, comme souvent, la passionne. Mais bientôt il se fait tard, elle dit qu'elle aussi va aller se coucher, il faut qu'elle dorme si elle ne veut pas se réveiller malade le lendemain.
« Attends, je vais te passer un peu de VapoRub dans le dos, tu verras, ça va te dégager les bronches. » P. préfèrerait franchement aller se coucher, elle sait que si elle rate le train du sommeil elle risque la nuit blanche et là, bonjour les dégâts, mais elle ne sait pas comment dire ça à Hugo qui de toute façon a joint le geste à la parole et revient déjà avec la pommade. Elle se dit qu’il est vraiment attentionné, que Sara a de la chance d’être avec lui, qu’elle ne devrait pas refuser, même si elle aimerait plutôt regagner sa chambre, se mettre en pyjama et se glisser sous les draps.
« Allonge toi sur le canapé, là, détends-toi. » Il dévisse le couvercle, l’odeur forte de menthol se répand dans la pièce. P. sens l’angoisse s’insinuer en elle à l’idée de ce contact rapproché mais elle ne trouve pas les mots, ils semblent se bousculer soudain dans sa tête comme un essaim d’abeilles affolées, impossibles à mettre en ordre, aucune phrase ne se dégage de cette cohue. Alors, pour ne surtout rien laisser paraître de son trouble, elle s’allonge sur le ventre comme Hugo le lui a indiqué. Elle ne voudrait surtout pas qu’il croit qu’elle ne lui fait pas confiance, qu’elle ne le considère pas comme un véritable ami, surtout après ce bel échange qu’ils viennent d’avoir.
Elle ne voudrait pas qu’il interprète son hésitation comme un manque de gratitude de sa part, lui qui vient de lui proposer si spontanément. Pourtant, P. est tout sauf détendue. Elle imagine l’allure que doit avoir son corps dans cette position, mettant en évidence ses fesses trop rebondies, ses hanches un peu trop larges. P. a honte et, comme toujours dans ces cas-là, elle sent son corps qui se crispe, son souffle court, elle se met à transpirer. Elle a peur qu’Hugo ne s’en rende compte, qu’il voit les auréoles se dessiner sous ses aisselles ou pire, qu’il la sente. À cet instant, elle voudrait s’enfoncer dans le molletonnage du canapé et disparaître.
« Enlève ton t-shirt maintenant » l'invite-t-il à voix basse, et ses mots résonnent dans l'appartement silencieux. P. agit mécaniquement, lève les bras alors qu’il fait glisser le tissu le long de son buste pour la dénuder, ne réagit pas non plus lorsqu’il dégrafe, avec des gestes doux, son soutien-gorge. Elle a l’impression de ne plus respirer du tout lorsqu’elle sent ses mains sur sa peau. Lui ne semble pas remarquer sa crispation alors qu’il commence à lui masser le dos, alors que leurs corps se touchent sur le canapé étroit.
Les pensées se bousculent dans sa tête en un concerto de voix qui se répondent et se contredisent au rythme d’un ping-pong effréné : Et si Sara entrait dans la pièce maintenant et les trouvaient là, dans cette position, elle à demi nue sur le canapé et lui lui massant le dos ? Mais non, Sara est malade, elle dort, aucune raison qu’elle n’apparaisse maintenant. Mais pourquoi pense-t-elle ça, comme s’ils étaient en train de faire quelque chose de mal ? Ils ne font rien de mal, ce n’est qu’un massage, rien de plus. Hugo est amoureux de Sara, ils l’hébergent généreusement sous leur toit, qu’est-ce qu’elle va s’imaginer… Pourquoi se sent-elle si mal à l’aise alors ?
Tout ça c’est dans sa tête, elle est trop timide, trop coincée, elle se comporte comme une vierge effarouchée. C’est presque vrai après tout : l’amour, elle ne l’a pas fait souvent, elle qui a pourtant 21 ans. Est-ce qu’elle a un problème ? Pourvu qu’il ne se rende pas compte qu’elle est si coincée, pourvu qu’il croie que pour elle tout cela est parfaitement normal, qu’elle est à l’aise avec son corps, qu’elle a l’habitude des mains d’un homme sur sa peau, pourvu qu’il n’imagine pas tout ce qu’elle pense maintenant, qu’il ne perçoive pas son malaise, qu’il ne croie pas qu’elle puisse voir dans ce massage une quelconque connotation sexuelle. Peut-être qu’elle a l’esprit mal placé, qu’elle se fait des films, que pour lui tout cela n’a rien de bizarre ni de gênant, il a bien dix ans de plus qu’elle après tout et a dû en voir passer des femmes, cette situation ne doit certainement pas l’émouvoir, c’est elle qui est obsédée, peut-être même folle.
Quand même, elle aurait dû se masser toute seule, un peu de VapoRub sur le haut du strenum et basta. Cette situation est bizarre, elle aurait dû refuser. Après tout ce n’est qu’un léger mal de gorge, presque rien, pourquoi est-ce qu’il continue à la masser ? Un coup de pommade et ça aurait dû être réglé, mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Les mains d'Hugo glissent contre sa peau, lentement, trop lentement, de manière trop sensuelle.
Comment se sortir de cette situation maintenant ?
Elle n’a pas vraiment dit oui après tout, il est peut-être encore temps de dire non. Non, c’est trop tard, elle aurait dû refuser depuis le début. Quelle conne, elle se dit, quelle conne, évidement qu’on n’accepte pas de se faire masser par un homme sans arrière-pensée, aussi sympathique qu’il soit, même s’il est en couple avec sa meilleure amie. Mais qu’est-ce qu’il lui a pris ? Elle est vraiment trop naïve, trop inexpérimentée. Mais… putain ! Il lui a touché le sein là, ou elle rêve ? Les mouvements d'Hugo s'élargissent et débordent sur les côtés de son corps, les bouts de ses doigts effleurent, d’abord comme par inadvertance, sûrement par accident, puis se mettent à caresser franchement la partie extérieure de ses seins écrasés contre le canapé.
Plus de doute possible, les limites ont été dépassées. Alerte rouge dans son corps qui, comme dans un ultime instinct de survie, se ranime soudainement. Sans prendre le temps de réfléchir davantage elle se redresse, s'empare de son t-shirt tombé par terre et s'en couvre la poitrine, ne sait que dire mais cette fois ne cherche pas, elle veut juste regagner sa chambre au plus vite. Hugo s'est redressé lui aussi et la dévisage d'un air qui affiche la surprise, l’incompréhension : « Mais enfin P., qu'est-ce qui t'arrives ? C'est bon, tout va bien, c'est juste un massage, hein, qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Il fallait me dire si tu te sentais gênée...» Elle a juste le temps de fermer la porte derrière elle qu’elle éclate en sanglots.
Quand P. m'a raconté cette histoire, des années plus tard, elle en pleurait encore.
C’est une histoire ordinaire, c’est une histoire en réponse à ceux qui demandent : Mais pourquoi n’a-t-elle rien dit ? Mais pourquoi ne l’a-t-elle pas arrêté avant ?
C’est une histoire qui tente de raconter la lente décomposition qui s’opère à l’intérieur de celle que l’on oppresse systématiquement, celle que depuis toute petite on met en jupe et à qui on apprend à fermer bien les jambes pour qu’on ne voit pas sa culotte lorsqu’elle s’assoit, qui a intégré sans même s’en rendre compte que quoi qu’il arrive ce sera de sa faute, ce sera parce qu’elle n’avait pas gardé les cuisses assez serrées, parce que sa jupe était trop courte.
C’est l’histoire de la violence ordinaire, de l’oppression invisible, celle qui se faufile d’autant mieux dans la chaleur des lieux que l’on croyait familier, sous les doigts de ceux que l’on croyait amis.
C’est une histoire qui me fait demander : Et Hugo, cet homme intelligent, cultivé et bientôt père de famille (P. a appris par la suite que Sara avait ressenti ce soir-là les premiers symptômes de sa grossesse), Hugo, qu’as-tu à dire pour ta défense ? Tu as senti son malaise, il était évident. As-tu seulement pris la peine de t’excuser, même après coup, même des années après, ne serait-ce que pour la décharger un peu du fardeau de honte qui la consume autant que tu as feint de l’ignorer ? As-tu seulement pris la peine de repenser à cette soirée qui la hante depuis tout ce temps, t’en souviens-tu seulement, ou seras-tu de ceux qui diront que tous les hommes ne sont pas comme ça, arrêtez avec vos généralités de féministes, il y a des agresseurs, des violeurs, des gros porcs d’accord, mais ce n’est quand même pas la majorité. Ceux qui diront c’est vous qui mettez tout le monde dans des boites avec vos conclusions hâtives, on est quand même pas tous comme ça.
C’est ainsi que tu répondras à l’amie, l’amie d’amie ou la féministe reloue de passage : sans te sentir concerné ; tu penseras encore que tu es un mec bien. Et alors moi je serai là, je t’attendrai dans un coin et j’écrirai l’histoire de P., juste pour te rappeler qui tu es.