Billet de blog 12 février 2023

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Deux visions de la fin de vie s’affrontent

En France, les professionnels en Ehpad et en soins palliatifs ne partagent pas la même vision de la vie et de la mort que les citoyens.

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Je commencerai par quelques remarques avant d’aborder les différences entre les deux conceptions opposées de la fin de vie.

J’exprime dans cet article les conclusions que je tire après avoir suivi plusieurs débats dans les médias et dans l’espace Ethique PACA Corse (à la Timone), pendant lesquels des représentants et soignants du milieu des Ehpad et des services de soins palliatifs (SP) se sont exprimés, et je m’appuie également sur de nombreuses études.

Selon plusieurs sondages* plus de 90% des français sont pour l’euthanasie et le suicide assisté, tandis qu’un sondage auprès des professionnels des établissements de soins palliatifs (SP) indique que 85% d’entre eux sont contre une mort intentionnellement provoquée (sondage 'opinionway', ESOMAR en septembre 2022). Et, d’après ce que j’ai entendu, le milieu des Ehpad se positionne comme les établissements de SP.

Encore faut-il distinguer entre les Ehpads et établissements de SP d’une part, et le milieu médical pris dans sa totalité d’autre part, parce qu’environ 70% des médecins pensent qu’il conviendrait d’autoriser l’euthanasie ou le suicide assisté sous certaines conditions (selon une étude Medscape en 2020, auprès de 900 médecins).

Comment expliquer que le milieu des Ehpad et SP soit majoritairement contre l’aide active à mourir, tandis que les citoyens sont en faveur ? L’explication est qu’ils ne partagent pas la même vision de la vie et de la mort, et je vais tenter d’éclairer cette différence.

La divergence la plus importante réside dans l’interprétation de la notion de dignité, ce qui devient très apparent quand qu’il s’agit de la question de fin de vie.

Le milieu des Ehpad et SP adhère à une vision de la dignité, selon laquelle la vie humaine a une valeur intrinsèque à laquelle on ne devrait jamais porter atteinte, ce qui implique qu’il est inadmissible de provoquer la mort d’un patient délibérément quelles que soient les circonstances. Cette position est inscrite dans le serment d’Hippocrate, dans sa version formulée par l’Ordre des médecins en France. L’aide active à mourir n’est donc tout simplement pas déontologique. Dans cet article j’appellerai cette vision la dignité selon l’Ordre des médecins, bien qu’elle ait une histoire beaucoup plus ancienne.

Les citoyens comprennent la dignité différemment. Pour eux, la dignité est directement liée à l’état physique et mental de l’individu. Le sentiment de mener une vie indigne naît souvent lorsque l’on souffre physiquement et que l’on dépend entièrement des autres pour faire les choses les plus basiques de la vie, comme se laver, faire ses besoins, etc., ce qui peut engendrer un profond sentiment de frustration et de honte. La perte de dignité est également liée à une perte d’autonomie de la personne, la perte de toute possibilité de faire les choses qui donnaient un sens à sa vie, c’est-à-dire l’impossibilité de faire les choses qui l’intéressaient et la passionnaient. Cette perte est souvent la cause d’une immense souffrance psychique. J’appelle cette vision la dignité physique et psychique.

La vaste majorité des citoyens n’adhérent pas à la conception de dignité soutenue par l’Ordre des médecins français (et il semble que la majorité des médecins non-plus, selon l’étude déjà citée). La peur de perdre la dignité physique et psychique est une motivation importante derrière le désir des citoyens de pouvoir accéder à l’euthanasie et au suicide assisté, au cas où ils auraient besoin d’y recourir un jour. Si le milieu des Ehpad et SP comprend bien la dignité physique et psychique, il n’accepte pas pour autant qu’elle puisse devenir une raison pour assister un patient à mourir.

Une conséquence de la vision de la dignité de selon l’Ordre des médecins, est qu’aider à mourir ne saurait en aucun cas constituer un soin.  A l’inverse des Français, qui à 82% considèrent l’euthanasie et le suicide assisté comme des soins de fin de vie (sondage Ifop pour l’ADMD en octobre 2022).

Le milieu des SP préfère la sédation profonde à l’euthanasie parce qu’il n’accepte pas qu’un médecin ou un soignant puisse provoquer la mort. La sédation profonde consiste à enlever tous les soins qui gardent en vie, y compris l’alimentation et l’hydratation, et à mettre le patient sous sédation afin qu’il ne souffre pas en mourant. Leur conviction est qu’on laisse ainsi le patient mourir naturellement.

Je me demande si les citoyens comprennent cette distinction entre provoquer la mort et laisser mourir. Pensent-ils que suspendre l’alimentation et l’hydratation d’un patient est un moyen de ne pas provoquer la mort ? J’en doute. Les citoyens pensent-ils qu’administrer un cocktail de produits chimiques qui sédate afin de contrer l’agonie de mourir de faim et de soif est une façon de laisser mourir naturellement ? J’en doute fortement. En outre, des citoyens qui ont assisté à la sédation profonde d’un proche ont été choqués par la persistance de signes extérieurs de souffrances manifestes tels que gémissements, dessèchement de la bouche, etc.

Une autre particularité du milieu des Ehpad et SP, est que les soignants n’arrivent pas à accepter qu’un patient puisse véritablement souhaiter mettre fin à sa vie. Ils ont tendance à nier qu’une telle demande puisse être ancrée dans l’être profond du patient, en affirmant, par exemple, que le patient est vulnérable et subit une pression sociale qui l’amène à penser que sa vie est inutile. Et les professionnels de répéter constamment que le désir de mourir disparaît quand le patient est pris en charge et bénéficie de leurs soins. Or, une étude récente menée en Bourgogne-Franche-Comté, contredit cette affirmation. Elle indique en effet que la moitié des patients ayant demandé une aide active à mourir ont réitéré leur volonté avec détermination. La même étude révèle aussi que ceux qui n’ont pas réitéré leur demande n’ont dans l’ensemble pas été sollicités pour le faire, ce qui confirme la difficulté institutionnelle d’établir un dialogue sur ce sujet entre patients et soignants qui soit suivi et constructif.  La motivation derrière la réitération des demandes traduit le désespoir des patients face à leur situation, leurs difficultés à endurer la souffrance, qu’elle soit physique, psychique, sociale et/ou existentielle. Presque tous ont déclaré avoir des difficultés à gérer leur perte d’autonomie. (Rapport d’étude intitulé « Évolution des demandes d’euthanasie ou de suicide assisté selon les professionnels de santé », ELSEVIER, 28 Septembre 2022).

Face à des patients qui demandent de l’aide à mourir, les professionnels du milieu médical évoquent aussi l’importance de la collégialité, ce qui exige de prendre en compte l’avis de l’entourage familial et celui des médecins. Ils soutiennent, entre autres, qu’il est légitime de prendre en compte l’épreuve que les membres de la famille subiraient en voyant disparaître leur bien-aimé de façon anticipée si on l’aidait à mourir. La conséquence en est que les soignants peuvent ainsi imposer des vies de souffrance à des patients, tout en ayant bonne conscience et en restant convaincus de leur bienveillance. Les citoyens ne sont évidemment pas d’accord parce qu’ils veulent pouvoir bénéficier d’une aide à mourir au cas où ils en ont besoin. Il est fort probable que les citoyens se demandent pourquoi ils devraient subir des souffrances insupportables en fin de vie quand ils vont mourir inéluctablement de leur affection, et leurs proches vont devoir, de toute façon, y faire face dans un avenir proche.

Les soignant en Ehpad et SP ont tendance à interpréter tout signe de plaisir chez un patient, comme un signe de désir de vivre, et ils ont du mal à appréhender le ressenti global du patient basé sur la somme de ses plaisirs et souffrances. Les citoyens pensent qu’au-delà d’un certain degré de souffrance, malgré quelques plaisirs, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue.

Sachez que, dans les pays ayant dépénalisé l’aide active à mourir, l’Ordre des médecins, ou son équivalent, n’adhère pas à l’interprétation très restrictive de la dignité adoptée par l’Ordre des médecins en France, et que la Cour européenne des Droits de l’Homme juge l’euthanasie conforme à la Convention européenne des Droits de l’Homme, tant qu’elle est accompagnée de contrôles permettant d’éviter les abus.

Dans une démocratie, faut-il donner raison aux professionnels des Ehpad et SP, ou bien aux citoyens ? Les pays du Benelux ont choisi de suivre la volonté des citoyens, et 80% de la population belge souhaite le maintien de la loi qui autorise l’euthanasie après 20 ans de pratique (rapport de la CFCEE, 2020).

Quel choix sera opéré en France suite à toutes les missions de réflexion en cours (la Convention citoyenne sur la fin de vie, la Commission temporaire la fin de vie de la CESE, les travaux parlementaires, etc.), et quel processus démocratique le gouvernement adoptera-t-il pour la décision finale ?

Keith Lund
http://findeviereflechie.fr/

Notes:

Par « les citoyens », j’entends la grande majorité des français.

*Sondage Ifop pour l’ADMD en février 2022 ; Ipsos Public Affairs « La situation des libertés publiques en France » en mars 2019 ; Ifop “Le regard des Français sur la fin de vie à l'approche de l'élection présidentielle” en mars 2017.

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