Billet de blog 15 déc. 2022

Delphine VIELA
Abonné·e de Mediapart

La mort déjoue (presque toujours) nos projets

3 vies qui s’achèvent, 2 époques, 2 pays, 3 choix, et la vie, et la mort qui nous joue des tours.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1990 – Elle a décidé d’arrêter. La vie, si longue, est devenue trop douloureuse. Pas d’hôpital ; elle y a été maltraitée. Alors, elle arrête simplement de se nourrir. On m’appelle. Je ne sais pas si j’aurais le temps de la revoir ; il fait très chaud, elle se déshydrate vite. Pourtant, son cœur, si doux et si solide, continue seul alors que tout son corps se disloque. Je suis arrivée, elle m’attendait. Elle, médecin, qui toute sa vie a été contre l’euthanasie, car elle pensait qu’il y avait toujours de l’espoir, demande d’en finir. Le médecin ne peut rien faire, j’insiste, il prescrit de la morphine pour qu’elle puisse lâcher cette vie qui s’accroche comme un chien qui lui mord les mollets. Tue-moi. Je t’aime. Je te lis des poèmes, je te raconte comment je vais être heureuse, tu peux enfin partir tranquille et je prends ta main dans ce si long chemin de douleurs.

2013 – Cela fait deux ans que ses reins ne fonctionnent plus. Dialyses. Il nous a dit être inscrit dans une association permettant le suicide assisté ; nous sommes en Suisse. M’accompagnerez-vous le jour où j’aurais décidé d’arrêter ? Oui. Aucune hésitation. Les dialyses ne fonctionnent plus, il choisit de partir. Nous avons tellement peur qu’il souffre. Le médecin nous rassure : non, la douleur est prise en charge, il va s’endormir, puis sombrer. Il n’aura pas besoin de partir à l’association. Il a peur qu’on l’oblige à rester vivant, nous le rassurons. Il nous sourit, il dit au revoir à tous ses amis, il offre des chocolats aux infirmières les larmes au bord des cils, il se dit apaisé et curieux de ce qui l’attend. Nous avons transgressé les règles de l’hôpital pour pouvoir être tous là, soignants et proches. Nous lui prenons la main et il nous fait ce merveilleux cadeau de partir dans un sourire. Plus tard, j’ai vu le film de François Ozon, « Tout s’est bien passé ». Il nous dit que pour des français, partir assister en Suisse à un suicide assisté est passible d’amende et d’une peine de prison. Je ne sais dans quelle mesure c’est exact mais je suis sûre que j’aurais passé la frontière pour être avec lui et lui tenir la main sans aucun état d’âme.

2015 – Elle est tombée. Son corps ne répond plus. Hôpital, valse des médecins, protocoles et mutisme. Quelques mois, le temps de comprendre qu’un cancer la ronge silencieusement depuis deux ans, elle est si fragile, nous avons trouvé un endroit où une équipe va l’accompagner. Nous parlons, elle ne veut pas d’acharnement, elle dicte ses directives anticipées ; nous sommes en France. Puis elle sombre ; pas dans le coma, ses yeux sont grands ouverts mais elle est déjà ailleurs, dans un entre-deux. Elle souffre ; sans doute pas physiquement, mais elle souffre de ce combat. Elle ne veut pas mourir mais elle ne peut plus vivre. Un long mois durant lequel nous la regardons se débattre sans mouvement. Nous sommes tellement impuissants à l’aider, nous nous confrontons dans les larmes, ceux qui acceptent son départ et ceux qui ne peuvent pas. Nous lui prenons la main mais cela ne l’apaise pas. Elle s’en va donc, seule et sans nous. Les soignants nous entourent.
Aucun des trois ne souhaitaient d’acharnement. Pourtant, seuls deux d’entre eux ont accepté leur mort. Je me disais que j’espérais être comme eux le jour venu.

Ces trois personnes m’ont donné la vie et l’ont protégée et nourrie. Elles ont fait de moi, plus que tout autre, ce que je suis aujourd’hui. Pourtant je savais déjà, lorsqu’ils et elles sont partis, que je devrai trouver ma voie singulière. Le moment venu, si j’en ai conscience, je penserai à eux, j’essaierai d’être digne et légère mais je ne pourrai faire taire, au fond de moi, le petit animal qui me dira si la vie est plus forte ou la mort plus douce.

2020 - Deux fois, la mort m’a frôlée. Si je l’avais acceptée par principe, sachant les risques de ma maladie et de son traitement, même si je m’en voulais de partir trop tôt pour mes trop petits, je ne l’ai pas vue, trop occupée à simplement respirer, ces questions ne m’effleuraient plus alors.

Ce que je sais, c’est que la mort déjoue nos projets. Quelle que soit notre position, pour ou contre l’euthanasie, pour ou contre le suicide assisté, rien ne se passe jamais comme nous l’avons prévu. Les décisions à prendre ne sont jamais celles que nous avions anticipé, et les réponses simples et rassurantes se dérobent presque toujours.

Ce dont je suis sûre, absolument, c’est que la mort doit toujours, qu’elle nous semble acceptable ou pas encore, rester le domaine de la dignité, du respect et des choix humains.

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