Billet de blog 17 décembre 2022

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Delphine VIELA

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Nos morts se sont transformées

On ne meurt plus de vieillesse au XXIème siècle, mais des limites de la médecine. Prises en charge par le système hospitalier, nos morts échapperaient-elles à notre sphère privée ? Sont-elles devenues publiques ou invisibles ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mon premier souvenir de la mort remonte à 1978. Grand-Père mourait, à 77 ans, et nous nous retrouvions tous, parents, amis, voisins, dans sa maison pour lui dire au revoir dès le lendemain. Dans notre famille, la tradition n’est pas de « voir » la personne décédée et je me souviens simplement d’avoir arpenté le grand salon, partagée entre la surprise d’y avoir accès (d’ordinaire, cette pièce, la plus richement meublée, nous était interdite pour cause de canapés fragiles décorés de perroquets étranges et d’objets de collections exotiques) et le fait de le chercher, son sourire si doux et son regard de peintre me manquait déjà. Nous avons traversé le jardin, pris un petit chemin dans le bois, et nous l’avons inhumé dans le cimetière privé. Sa mort appartenait aux siens. Aujourd’hui, ma grand-mère l’a rejoint, et sur leurs tombes fleurit un rosier protecteur.

C’était il y a plus de 40 ans. Aujourd’hui, on ne meurt plus comme cela.

Nous ne mourrons plus de vieillesse. Nous mourrons d’un cancer, d’un Parkinson dégénératif, d’un Covid, de trop d’AVC, mais plus de vieillesse. Et nous ne mourrons plus chez nous. Je ne sais si la médicalisation de la mort est un mieux ou une échappée.

C’est sans doute un mieux dans la mesure où la médecine a fait d’infinis progrès, particulièrement dans la prise en charge de la douleur. En 40 ans, j’ai vu les personnes en fin de vie passer de chambres souvent sombres, avec de mauvais lits, et aucun moyen d’assister dignement celui qui souffre à des chambres claires, bien équipées de lits appropriés, de prises pour les pieds à perfusion et surtout d’un personnel adapté présent en quasi continu.

Lorsque la mort survient, l’hôpital prend en charge le défunt. D’abord la morgue, pendant qu’on range une chambre désormais vide. Puis le funérarium, où il est désormais de coutume, dans toutes les familles, d’aller rendre une dernière visite durant quelques jours. Et puis, presque toujours, le crématorium, puis un colombarium ou un lieu familial. Là encore, les progrès de la technologie permettent un chemin tout à la fois plus long (autrefois, les obligations sanitaires imposaient un délai très court avant l’inhumation) et plus « discret ».

Pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir parfois une infinie tristesse à voir ceux qui vont partir quitter la vie des leurs avant leur propre vie, pour emprunter seuls un couloir vert livide et aseptisé.

Lors des derniers jours de ma mère, j’aurais voulu pouvoir lui apporter un bouquet de son jardin tant aimé. Pas possible. Placer à côté d’elle le petit meuble chargé de livres qui l’accompagnaient depuis 50 ans. Pas possible. J’ai prévu de la ramener chez elle pour passer, entourée, son dernier Noël. Très compliqué. J’ai donc organisé, comme pour une préparation sportive, sa première sortie depuis 6 mois hors de l’institution. C’est un projet qui nous a occupé pendant des jours. Aller manger au restaurant, cela veut dire avoir le bon fauteuil roulant (électrique ? trop lourd, mécanique ? pas assez costaud) et calculer le chemin de 800 mètres à faire (les vieux trottoirs trop étroits, les marches infranchissables) comme on prépare le rallye des gazelles, le bon fils assez costaud pour la porter, pour moi pouvoir la prendre dans mes bras sans avoir peur de la casser. Ce repas, merveilleux, fut son dernier jour de conscience et sa maison était froide à Noël. Cette seule et unique sortie dans le monde des bruyants vivants a-t-elle précipité son déclin ? Ou a-t-elle été un moment vibrant arraché au silence indicible, incompréhensible qu’elle a choisi de rejeter par impossibilité de l’accepter ?

J’ai vu les couples de parents de mes amis séparés pour les derniers mois, après parfois plus de soixante ans de vie commune, et ressenti cela comme une incroyable violence faite à leurs vies qu’ils avaient pensées inséparables.  J’ai entendu une amie interloquée par le fait qu’un proche avait formulé le souhait de rentrer mourir chez lui, dans son lit, « moi, je trouve ça très bizarre, il y a des chats dans sa maison, ça n’est pas hygiénique ». Non, sans doute. Mais que risquait-il de plus à mourir avec ses matous que sans ?

L’hygiène absolue, médicale, est-elle la première chose dont nous avons besoin au moment d’abandonner nos corps ? N’est-elle pas dérisoire au regard de la douceur d’une main, d’une dernière caresse dans la fourrure ronronnante d’un félin compagnon,  d’un bouquet, d’un rayon de soleil sur le jardin, simplement de la sécurité de nos chambres intimes et rassurantes ?

Désormais, aucun perroquet, aucune chinoiserie, aucun reflet d’un dernier soleil sur la terrasse humide : les souvenirs des derniers jours de mes proches sont froids, peuplés d’inconnus et de consignes aussi incongrues et culpabilisantes qu’incompréhensibles.

Pouvoir choisir où, avec qui, avec quoi, l’on désire mourir, comme on choisit ce qui devra être fait, après, de nos corps, n’est-il pas l’un des aspects de ce débat sur la fin de vie ? Là encore, toujours, il n’y a jamais de réponse simple. J’ai parfois le sentiment qu’il devient difficile de pouvoir mourir comme on a choisi de vivre : s’il existe, dans notre nid protecteur, mais surtout dans un endroit qu’on aime.

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