Les réflexions qui suivent sont des réactions « à chaud » après un voyage de trois semaines en Asie centrale, du 18 juillet au 9 août 2008. Il s’agissait, à l’occasion de l’éclipse totale de soleil du 1e août 2008 et pour une durée d’environ 2 mn [i], d’un voyage scientifique et, pour le reste du temps, d’un voyage touristique sur la Route de la soie, à travers l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et la Chine occidentale (la région autonome du Xinjiang, avec une incursion dans la province de Gansu), de Boukhara à l’Ouest à Dunhuang à l’Est. Ces réflexions n’ont donc aucune prétention à reposer sur une approche scientifique, même au sens des sciences molles comme l’économie ou la sociologie, elles se savent partielles et superficielles. Néanmoins, elles remettent en cause certaines idées toutes faites qui circulent en Occident, en particulier dans les milieux de gauche.
Contexte
En Asie centrale, la Route de la soie (il faudrait dire LES Routes de la soie) traverse des régions qui ont été parcourues, peuplées, conquises, ravagées, colonisées par des ethnies multiples, en particulier par les Macédoniens avec Alexandre le Grand, d’autres Indo-européens (dont les Perses), des Altaïques (de la famille des populations turques), des Arabes, les Chinois, les Russes. Les altitudes s’échelonnent entre –154 m, dans le bassin de Turfan, et plus de 7 500 m, dans le Kunlun. Les paysages sont évidemment très variés : lacs salés, déserts de pierres ou de dunes, gigantesques oasis, chaos multicolores de collines de grès ravinées par les érosions, alpages qu’on pourrait croire suisses, très haute montage avec gorges vertigineuses et gigantesques glaciers…
Les langues, les religions, les couleurs de peau, les régimes politiques sont multiples. Les métissages sont partout, tant sur le plan physique – certains Tadjiks, indo-européens, sont châtains aux yeux vert clair, les Altaïques sont souvent bruns aux yeux noirs, on rencontre des Russes blonds aux yeux bleus, le type chinois est de plus en plus dominant au fur et à mesure qu’on progresse vers l’Est – que sur le plan linguistique – les Ouzbeks, les Kirghizes et, dans les Xinjiang, les Ouïgours parlent des langues ouralo-altaïques, de la famille turque, mais les écrivent parfois en alphabet cyrillique, voire latin, parfois en alphabet arabe, le chinois et les idéogrammes prennent de plus en plus d’importance au fur et à mesure qu’on pénètre en Chine d’Ouest en Est.
La religion largement dominante est l’islam, mais le bouddhisme est de plus en plus présent au fur et à mesure, ici encore, qu’on avance vers l’Est, et il y a des influences zoroastriennes, juives, chrétiennes nestoriennes et orthodoxes, etc. Tout cela donne un syncrétisme, ou plutôt des syncrétismes, souvent étonnamment pacifiés et tolérants.
Chine, Jeux olympiques, Tibet et droits de l’Homme
Notre séjour en Chine dura du 22 juillet au 2 août, soit juste avant l’ouverture des Jeux olympiques le 8 août, mais à plus de 3 000 km de Pékin. Les contrôles policiers étaient très lourds : contrôle souvent pluriquotidien des papiers, fouille fréquente des bagages allant jusqu’aux livres feuilletés de la première à la dernière page pour chercher je ne sais quels documents compromettants… Même si l’obsession sécuritaire était certainement aggravée en cette période olympique, ce séjour confirme, si on en doutait, que le régime chinois est un régime policier fort, qui considère les droits de l’Homme comme un luxe décadent.
On sent que la population du Xinjiang a une forte volonté d’affirmer son autonomie, seulement très partiellement satisfaite par le statut de région autonome : la population est dans une large majorité ouïgoure, et parle ouïgour ; elle est de culture musulmane, même s’il y a une évidente teinture bouddhiste ; les panneaux indicateurs utilisent deux langues : le chinois, écrit en idéogrammes, et l’ouïgour, en alphabet arabe. Mais le pouvoir chinois a une politique systématique de peuplement depuis l’Est par des Han, la principale ethnie chinoise : cela se traduit par de très nombreuses constructions de logements sociaux, dans les nouvelles villes champignons ou dans les vieux quartiers des villes plus anciennes où les anciens logements sont, comme on dit en Afrique noire, « déguerpis ». L’islam paraît très ouvert et tolérant : pratiquement pas de femmes voilées (sauf quelques vieilles dans la région de Kashgar), pas de pratiques ostentatoires, comportements très « modernes »… Seules les salutations sont quelquefois un peu typées : « Salam aleïkum », « Aleïkum salam », puis la main droite sur la poitrine.
Il faut souligner que notre guide, un ouïgour francophone, pourtant marqué « à la culotte » par un guide-chef pékinois lui aussi francophone, avait une grande liberté de parole, certes contrôlée mais très étonnante : après quelques jours, nous n’ignorions rien de son opinion très négative sur la mainmise croissante des Han sur le Xinjiang.
Nous avons passé les nuits des 22 et 23 juillet à Kashgar à l’hôtel Seman, ancienne résidence de consuls occidentaux, à 200 m de là où a eu ensuite lieu, le 4 août 2008, un attentat contre les forces de l’ordre chinoises qui a fait au moins seize morts parmi les policiers. Le pouvoir chinois a accusé les intégristes musulmans, mais bien d’autres hypothèses sont permises : autonomistes non intégristes, voire provocation du pouvoir central, etc.
Quand on revient du Xinjiang, les critiques et les actions multipliées en Occident, depuis quelques mois, contre la politique chinoise au Tibet font une impression étrange : le Xinjiang est une région autonome de la Chine comme l’est le Tibet, mais il semble, lui, ne pas intéresser les militants occidentaux des droits de l’Homme. Or on peut s’interroger : le Xinjiang est certainement aussi jaloux de son autonomie que le Tibet, et fait l’objet d’une répression aussi systématique. Il est beaucoup moins théocratique et féodal que le Tibet des années 50 et que la culture tibétaine actuelle. Pourquoi parle-t-on tant du Tibet et jamais du Xinjiang ? Est-ce parce que le Xinjiang est de culture musulmane, donc considéré plus ou moins inconsciemment par beaucoup de militants occidentaux des droits de l’Homme comme moins respectable que le bouddhisme tibétain avec son Dalaï-lama si photogénique et ses lamaseries si romantiques ? Cette hypothèse ne peut être exclue. Or le Xinjiang me paraît fournir une démonstration – une parmi d’autres, avec par exemple la Turquie [ii] – que l’islam est compatible avec une réelle modernité et avec la laïcité.
La campagne qui a été menée avant le choix du pays hôte des Jeux olympiques de 2008, qui critiquait le caractère totalitaire et policier de la Chine, était justifiée : c’était une vraie question de savoir si l’attribution des Jeux olympiques à la Chine risquerait de la conforter dans son totalitarisme, ou aurait des chances de la faire évoluer vers un plus grand respect des droits de l’Homme. En revanche, la campagne actuelle en faveur du Tibet me paraît partielle et partiale : je la sens plus orientée vers la défense d’une ethnie particulière fortement marquée par sa religion, certes respectable, que vers celle de valeurs universelles. Elle gagnerait beaucoup à mes yeux à moins défendre une cause spécifique et à plus défendre des valeurs universelles, en un mot à être laïque : le sujet aurait dû rester celui des droits de l’Homme, au Tibet mais tout autant au Xinjiang et dans le reste de la Chine, et pas celui du seul Tibet et de la répression d’une seule religion, le bouddhisme du Dalaï-lama.
L’oubli du Xinjiang dans les victimes du totalitarisme chinois serait ainsi de même nature que, pour beaucoup, l’opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne : ces deux positions traduiraient un anti-islamisme primaire [iii]. L’entrée de la Pologne dans l’Union européenne n’a pas provoqué de levée de boucliers, or la culture polonaise ne me paraît pas plus compatible avec la laïcité que la culture turque ou que la culture ouïgoure. Il y aurait ainsi pour les occidentaux « politiquement corrects » de culture judéo-chrétienne une hiérarchie des religions : aux premiers rangs, les deux « bonnes » religions du Livre, d’abord le christianisme (mais ce n’est pas le même selon qu’on est anglo-saxon, latin ou russe…), puis le judaïsme (sauf pour les antisémites, qui le rétrogradent, alors que les juifs « politiquement » mais différemment « corrects » le mettent en première positon), puis le bouddhisme, et en dernière position l’islam. Bizarre hiérarchie que celle-là, qui classifie les religions, indépendamment de la façon dont elles sont pratiquées ! Tout cela ne me paraît pas très laïque : la laïcité ne repose-t-elle pas sur le respect de toutes les convictions philosophiques et spirituelles, qu’elles soient religieuses ou non, à condition qu’elles soient pratiquées dans la tolérance, respectent les autres convictions [iv] et les droits de l’Homme et n’interagissent pas avec la sphère publique ?
Développement et mondialisation
Après avoir évoqué les droits de l’Homme, abordons le sujet du développement.
Un parcours rapide de l’Ouzbékistan au Xinjiang, en passant par le Kirghizistan et avec une incursion dans le Gansu, met en évidence de grands contrastes entre les situations économiques.
L’Ouzbékistan paraît relativement riche, avec une forte empreinte de l’époque soviétique : urbanisme de villes comme Tashkent, avec de grandes avenues arborées ; statues très « staliniennes » des héros de l’histoire ouzbèque comme Timur le Boiteux (c’est la signification du surnom Tamerlan) ; tradition industrielle avec de grandes usines, dont certaines sont désormais des friches mais dont les autres, souvent récentes et postérieures à l’indépendance, sont en pleine activité ; séquelles de la monoculture du coton [v] ; irrigation omniprésente. Le réseau routier est globalement en bon état.
Le Kirghizistan est, pour la partie que nous avons traversée, un pays de hautes steppes à la végétation pelée, avec des éleveurs nomades ou semi-nomades de bovins, chèvres, moutons, chevaux, chameaux et yacks, qui vivent souvent dans des yourtes, dans des conditions très dures. La voie reliant Osh à la frontière chinoise au pied du col d’Irkeshtam, l’un des grands axes des Routes de la soie, est très fréquentée par de lourds camions chinois. C’est une large piste très ravinée qui culmine au col de Sari Tash, à 3 600 m : l’ambiance est, en plus froid, celle d’un Salaire de la peur qui serait mâtiné avec Duel. Le Kirghizistan, au moins dans cette partie, paraît sous-développé plus qu’en voie de développement.
Le Xinjiang paraît, comme l’Ouzbékistan et peut-être plus que lui, relativement riche : bon réseau routier amélioré en permanence ; réseau ferré moderne et confortable, avec une forte circulation de marchandises, villes champignons avec des gratte-ciels arrogants [vi], nées de l’économie du pétrole ; étalage de richesse dans ces mêmes villes [vii] ; usines ; nombreuses centrales électriques au charbon toutes neuves, mais aussi parcs de centaines d’éoliennes ; abondance de deux roues à moteur, plus nombreux que les bicyclettes, mais deux-roues non électriques interdits dans certaines grandes agglomérations ; gigantesques oasis dans le désert du Taklamakan irrigués intensivement, parfois depuis deux millénaires [viii], ombragés de myriades de peupliers et de mûriers. Bien entendu, les inégalités sont fortes, en milieu urbain et – il suffit de voir un marché rural pour s’en convaincre – entre ville et campagne. L’impression générale est celle d’une région avec une spécificité ethnique forte, en croissance rapide, avec ces fortes inégalités.
Cela m’a conduit à réfléchir aux discours de nombreux militants occidentaux altermondialistes. On ne peut nier que la croissance chinoise est forte, et qu’elle se traduit par une hausse, également forte, du niveau de vie moyen des Ouïgours. Bien entendu, cette moyenne recouvre – sans la cacher, sauf si on se limite à des statistiques simplistes – une hétérogénéité très forte, plus forte qu’en Occident [ix]. Néanmoins, les Ouïgours vivent, mangent, se déplacent, travaillent globalement de façon désormais assez satisfaisante. Et ils le font en bonne partie parce que nous achetons à la Chine des T-shirts, des téléviseurs, peut-être bientôt des Airbus. Certes, ils travaillent largement plus de 35 h par semaine, la réglementation du travail est moins contraignante qu’en Occident [x], la croissance chinoise s’accompagne d’une évolution de la consommation totale d’hydrocarbures liquides et solides qui fait frémir quand on pense à au réchauffement du climat mondial.
Mais cela a-t-il un sens d’imaginer que la Chine continue à avoir une croissance rapide, indispensable pour que le niveau de vie moyen continue à croître et sans doute utile pour que les inégalités diminuent, mais réussisse à le faire avec une hausse immédiate et importante du salaire minimum, la mise en place d’un code du travail comparable au nôtre – ou plutôt à ce qu’était encore le nôtre il y a quelques années –, un accroissement de la consommation énergétique reposant sur les seules énergies renouvelables – énergie éolienne, biomasse avec reforestation, énergie hydraulique [xi], énergie solaire – alors qu’un effort très important est déjà fait en leur faveur ? Relisons ce que Marx a écrit sur l’accumulation primitive…
Après ce voyage, il me paraît évident que la mondialisation, même aussi libérale qu’elle est actuellement, a abouti à une amélioration indiscutable de la situation des Chinois. Cela n’autorise pas à oublier qu’elle contribue en même temps à l’accroissement des inégalités entre nations et à l’intérieur des nations, avec la paupérisation de nations entières et de couches sociales dans toutes les nations, y compris occidentales.
L’objectif ne peut donc pas être d’arrêter la mondialisation – ce serait d’ailleurs parfaitement utopique –, il doit être de la réguler. Pour l’avenir, il n’y aura pas de progrès de l’humanité possible sans la poursuite du développement des pays émergents, et sans le passage à une phase de développement des pays qui restent sous-développés. Le problème majeur est donc de trouver un équilibre entre croissance économique, équilibres écologiques et progrès social. L’instauration sans délais d’un SMIC mondial n’a évidemment aucun sens – encore mois que celle d’un SMIC européen ; la généralisation immédiate d’un code du travail aussi protecteur que ceux qui existent en Europe occidentale [xii] n’en a pas plus.
Se pose aussi le problème du retour à un équilibre écologique stable. La croissance de la consommation totale de combustibles fossiles en volume, qui accompagne – et accompagnera encore pour des lustres – la croissance des pays émergents, est grave. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que la consommation de combustibles fossiles par tête y reste ridicule par rapport à celle des pays occidentaux, au premier chef des États-Unis, mais aussi de l’Europe [xiii]. Il est inconcevable de prétendre pousser les pays en développement à ne pas augmenter cette consommation avant d’avoir effectivement mis en place une politique drastique de réduction de la nôtre.
Qu’en conclure ? Le problème posé par l’évolution de l’économie mondiale est extrêmement complexe. Je défie toute personne honnête qui a voyagé dans ce type de pays de nier que la mondialisation, même sauvagement libérale, a des effets largement positifs sur le niveau de vie de centaines de millions d’anciens pauvres. En même temps, le libéralisme nous conduit vers des impasses et très probablement vers des catastrophes : l’Occident développé continue à chercher à maintenir une croissance qui repose sur l’accroissement des inégalités, sur des successions de gonflements de bulles spéculatives suivis d’éclatements, sur l’aggravation de l’effet de serre ; il prétend trouver la solution aux risques écologiques dans une fuite en avant vers des solutions technologiques incertaines et mal maîtrisées : le captage du CO2, le développement mondial de l’énergie nucléaire [xiv], les OGM, les biocarburants qui contribuent à faire flamber le prix des denrées alimentaires, etc.
Il faut donc travailler à la régulation de la mondialisation, plutôt que faire des incantations pour sa suppression, mais il faut le faire en commençant par nous intéresser à nos propres pratiques. Cela ne se conçoit évidemment que dans un cadre multinational, et au premier chef au niveau de l’Union européenne. Il faut travailler sans délais dans ce sens, en recherchant toutes les alliances possibles. Le premier pas, même s’il est limité, puis chacun des suivants seront de grand pas pour l’humanité. Cela passera par des remises en cause douloureuses, mais qui le seront d’autant moins qu’elles seront anticipées et accompagnées plutôt que décidées tardivement, après la survenance de catastrophes. Il est par exemple illusoire de compter sur la seule bonne volonté de chacun pour qu’il réduise sa production de CO2 : la taxe carbone est un bon moyen de pousser à la convergence des intérêts individuels vers l’intérêt collectif, à condition que son produit soit utilisé pour développer les transports collectifs et le ferroutage, pour subventionner le trajet domicile-travail et les autres déplacements des plus défavorisés [xv], etc. Une action volontariste de ce type poussera en même temps vers une relocalisation de l’activité industrielle : l’accroissement du prix des transports et la meilleure prise en compte de l’ensemble des coûts cachés qu’ils induisent diminueront l’intérêt de la délocalisation outremer, mais aussi de l’organisation actuelle de la production dans les pays occidentaux, fondée sur une circulation souvent délirante des marchandises [xvi]. Elle permettra donc en même temps une meilleure maîtrise de la mondialisation.
Lumières, droits de l’Homme et occidentalocentrisme
En conclusion, je voudrais souligner une idée que ce voyage a renforcée chez moi.
Je suis intimement persuadé que les idées de l’humanisme et des Lumières, nées ou en tout cas développées par l’Europe entre la Renaissance et le XVIIIe, et la laïcité ont une valeur universelle. Encore faut-il se garder de tout occidentalocentrisme, position qui transforme des idées philosophiquement justes en instruments de l’impérialisme : nous avons trop tendance à chercher à exporter nos valeurs de façon brutale et sans discernement, sans toujours les appliquer chez nous et en oubliant qu’une évolution sociale est forcément lente, et à exporter des modèles économiques et sociaux qui favorisent avant tout les privilégiés de nos pays et leurs alliés des pays moins développés.
La distinction que fait Marx entre les libertés formelles et les libertés réelles, quand elle n’est pas utilisée pour justifier la dictature et l’oppression, reste essentielle : cela n’a pas de sens de prôner le respect des droits de l’Homme et des libertés formelles à l’extérieur tout en ne les respectant pas toujours chez nous et en utilisant cette politique pour maintenir une domination économique et un impérialisme qui paupérisent des millions de personnes, voire les affament, mais sauvegardent les intérêts économiques des puissants.
Prenons deux ensembles d’exemples.
Tout d’abord, la défense des particularismes culturels et ethniques chez les autres doit être pratiquée avec modération : s’il est juste de défendre les libertés individuelles, fort mal garanties en Chine, il est plus discutable de militer pour une autonomie accrue pour telle ou telle entité ethnique en Chine, dans les Balkans ou dans le Caucase sans se poser la question de l’autonomie, voire de l’indépendance, de la Corse, de la Bretagne ou du Pays basque. En ce qui me concerne, je suis d’ailleurs prêt à militer pour l’indépendance de la Thiérache [xvii]. L’occidentalocentrisme consiste ici à souvent discourir sur les pays lointains sans s’intéresser à la paille plus ou moins grosse qui peut être dans notre propre œil.
D’autre part, il est facile de critiquer certains pays musulmans sur les droits des femmes, ou certaines républiques bananières, que l’Occident soutient par ailleurs, sur les droits de l’Homme. Encore faudrait-il se rappeler où en est l’Occident, d’où il vient, et à quel rythme il a progressé. En France, le droit de vote des femmes date de 1944 ; de 1947 à 1962, a été conduit un ensemble de guerres coloniales avec des méthodes et dans des conditions incompatibles, outremer et en métropole, avec le respect des droits de l’Homme et les conventions internationales ; le droit, pour une femme mariée, d’ouvrir un compte bancaire à son nom et d’en disposer librement, date de 1965 ; celui d’entrer dans la Bourse, de 1967 ; l’autorité parentale conjointe existe depuis 1970 ; le droit pour les époux d’avoir deux domiciles différents comme le droit à l’avortement datent de 1975 ; l’égalité des droits des époux dans les régimes matrimoniaux date de 1985, etc. Les États-Unis ont attendu 1956 pour que la Cour Suprême déclare inconstitutionnelles les lois imposant la ségrégation dans les transports en commun, à la suite de la grève de Montgomery, Alabama ; de 1959 à 1975, ils ont mené la guerre du Vietnam avec des méthodes comparables avec celles de la France dans ses guerres coloniales ; de 1966 à 1974, ils ont soutenu la dictature des colonels en Grèce ; en 1970, un noir qui entrait dans une soirée du Lions Club au Texas avait une probabilité raisonnable de se faire lyncher ; en 1973, le régime chilien démocratiquement élu a été renversé avec le soutien de la CIA pour que soit mise en place la dictature militaire du général Pinochet ; les conditions de détention et les pratiques judiciaires à Guantanamo sont contraires à toutes les conventions internationales ; la guerre en Irak a été déclenchée avec l’argument que ce pays ne respecterait pas certaines résolutions de l’ONU et possèderait des armes de destruction massives. Ces arguments étaient incontestablement de mauvais prétextes, tous les services de renseignement et tous les gouvernants, à l’exception apparente de George Bush, le savaient. Chacun savait aussi que le seul État du Proche et du Moyen Orient pour qui ces critiques étaient alors justifiées était Israël [xviii], mais personne en Occident n’imagine que ces arguments justifieraient une attaque d’Israël : comment peut-on accepter qu’ils aient été utilisés par les États-Unis, avec la complicité de nombreux pays occidentaux, pour justifier une attaque de l’Irak, et comment oser ensuite reprocher à l’Iran d’utiliser, de façon tout aussi inacceptable, ce type d’arguments contre Israël ? Comment éviter que les masses musulmanes ne considèrent qu’il y a deux poids, deux mesures, et qu’on ne pardonne pas à des musulmans ce qui ne pose pas de problème chez des non-musulmans ?
Cette critique de l’occidentalocentrisme qui décrédibilise les valeurs que nous prônons est par exemple la thèse centrale du livre de Georges Corm [xix] Orient-Occident, la fracture imaginaire (La Découverte, Cahiers libres, 2002) : ce livre nous appelle, nous occidentaux de culture judéo-chrétienne, à davantage d’humilité et à un effort de pensée critique. G. Corm affirme que les valeurs des Lumières et la laïcité sont bien universelles, et sont une condition nécessaire pour une coexistence plus harmonieuse des hommes et des sociétés. Mais il insiste sur ce que nous oublions soigneusement : elles ne seront acceptées et diffusées que si l’Occident arrête d’avoir des pratiques se réclamant de ces valeurs mais dictées par ses intérêts ou par ce qu’il croit être ses intérêts, qu’ils soient économiques ou géostratégiques. Pour G. Corm, ces valeurs sont universelles mais ne pourront être acceptées comme telles qu’à la condition que l’Occident les promeuve en abandonnant toute illusion d’une supériorité intrinsèque de la culture judéo-chrétienne occidentale : c’est l’attitude messianique de l’Occident qui empêche la reconnaissance par l’autre de ce caractère universel.
La nécessité de cette distanciation par rapport à notre culture judéo-chrétienne nous est une fois de plus rappelée par un « métis culturel », capable de ce fait de comprendre les logiques différentes des acteurs et de proposer un pont entre elles. C’est également une des thèses majeures d’Edward Saïd (voir par exemple Culture et Impérialisme, Fayard, Le Monde diplomatique, 2000).
Il ne s’agit évidemment pas de justifier les pratiques policières chinoises, la pratique de la lapidation de la femme adultère, l’excision ou le fonctionnement de nombreuses dictatures militaires, mais le meilleur moyen de les combattre n’est pas de justifier des interventions impérialistes contre des pays non occidentaux et des prises de position extrêmes à leur égard en prétendant le faire pour défendre des valeurs universelles que nous ne respectons pas toujours chez nous.
Pour critiquer efficacement la Chine, que ce soit pour son manque de respect des droits de l’homme, pour sa production CO2 ou sa législation sociale et les conditions de travail qui y règnent, il faut mettre plus de cohérence entre notre discours et notre comportement. À un niveau plus global, la gestion des contradictions entre développement économique, respect de l’environnement et droits de l’Homme est sans doute la plus délicate que nous ayons à résoudre dans ce XXIe siècle. L’Occident a des valeurs dont il pense, à mon avis à juste titre, qu’elles ont un caractère universel. Encore faut-il les promouvoir de façon humble et réellement désintéressées, dans le respect de l’autre. C’est cela la véritable laïcité.
« Comment peut-on être [ouïgour] ? »
[i] Durée de la phase de totalité de l’éclipse dans la région de Hami.
[ii] Ou en tout cas comme l’était la Turquie avant la prise du pouvoir, par les voies démocratiques, par Parti de la justice et du développement (AKP), et comme, on l’espère, les évolutions politiques actuelles la conserveront.
[iii] De plus, l’opposition à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne a le gros inconvénient d’y renforcer les tendances intégristes, et risque de rejeter la Turquie du côté de l’islam dur. Le « raisonnement » pourrait être le suivant : « Je m’oppose à l’entrée de la Turquie, donc elle se radicalise : cela démontre bien que j’avais raison… »
[iv] Ce qui n’est pour le moins pas spontané pour les religions révélées, et peut même être considéré comme contradictoire avec la proclamation du caractère révélé d’un livre particulier.
[v] L’URSS avait imposé une forte spécialisation économique de chacune de ses républiques : l’Ouzbékistan s’était vu attribuer la culture du coton.
[vi] Par exemple, il y a à Urumqi un bâtard du Chrysler Building de New York et d’un casino de Las Vegas, apparemment décoré par les frères Tang.
[vii] J’ai gardé un souvenir ému de ce palace, à Urumqi également, où nous avons pris un petit déjeuner : devant la porte, il y avait un embouteillage de Porsche Cayenne, toutes immatriculées en Chine.
[viii] Voir les réseaux de kharez, canaux d’irrigations souterrains qui capturent l’eau de la nappe phréatique alimentée, au pied des montagnes, par les eaux de fonte et de ruissellement.
[ix] Mais faites une expérience simple : samedi prochain, allez faire un tour dans les rues de Neuilly-Auteuil-Passy, entrez acheter quelques fruits chez Fauchon, faites du lèche-vitrine rue du Faubourg St Honoré, puis allez visiter les 3000 à Aulnay, un campement de gens du voyage, un foyer de mères célibataires, un hôtel meublé subventionné par la municipalité hébergeant à prix d’or des travailleurs migrants sans papier : aurez-vous, dimanche, les mêmes certitudes sur le niveau de vie en France et sur son hétérogénéité ?
[x] Il suffit de faire une nuit de car avec un seul chauffeur qui conduit de 9 h du soir à 9 h le lendemain matin pour s’en rendre compte ; il faudrait aussi voir à partir de quel âge les enfants travaillent.
[xi] On notera que ceux qui critiquent le trop fort développement des énergies fossiles et le trop faible développement des énergies renouvelables en Chine critiquent souvent en même temps le barrage des Trois Gorges, avec des arguments d’ailleurs forts. Mais quelles solutions proposent-ils aux Chinois ?
[xii] Je ne dis pas que le niveau de protection sociale y est excessif, a fortiori avec les remises en cause sauvages qui sont à la mode en Occident depuis Margaret Thatcher et Ronald Reagan, que Nicolas Sarkozy impose actuellement en France, mais sans doute aucun salarié chinois n’accepterait-il, à cause des conséquences que cela aurait sur ses conditions de vie, le passage aux 35 h.
[xiii] Un industriel, pourtant pas idiot par ailleurs, disait récemment dans une conférence-débat à laquelle je participais, que c’était bien le volume total de la consommation chinoise d’hydrocarbures qui posait problème, si on le comparait à la consommation des États-Unis, malgré une consommation par tête encore faible. Si ce « raisonnement » était juste, il suffirait que la Chine se divise en plusieurs États pour que le problème du volume de sa consommation soit réglé.
[xiv] Il est par exemple aberrant de s’opposer au programme nucléaire civil iranien tout en cherchant à vendre partout des centrales nucléaires, y compris dans des dictatures instables : tout le monde sait que le nucléaire civil permet un passage facile au nucléaire militaire, c’est vrai en Iran mais c’est tout aussi vrai en Lybie.
[xv] L’exemple de la récente mise en place d’un bonus/malus à l’achat des véhicules en fonction de leurs rejets démontre bien l’efficacité de ce type de mesures sur l’évolution des comportements. Mais le dispositif était censé être « à somme nulle », donc n’était pas conçu pour permettre de subventionner des politiques actives d’économie d’énergie.
[xvi] Voir l’exemple du pot de yaourt aux fraises, dont les ingrédients parcourraient, selon une anecdote peut-être un peu caricaturale mais quand même bien intéressante, plus de 9 000 km avant d’arriver sur la table du consommateur.
[xvii] C’est ma région natale. Il s’agit d’une région de bocage, entre la Champagne, la plaine picarde et le Cambrésis, spécialisée dans l’élevage laitier, qui produit aussi des pommes ; du cidre et, avec le lait de ses vaches, le Maroilles et la Boulette d’Avesne. Et son patois, si pittoresque, mérite d’être sauvegardé.
[xviii] Actuellement, elles semblent pouvoir également s’appliquer à l’Iran. On notera qu’aucun de ces deux pays n’est arabe.
[xix] Georges Corm, libanais, économiste et ancien ministre des finances, est un de ces exemples d’intellectuels dont la pensée, du fait de leur culture cosmopolite, souvent minoritaire, est particulièrement riche et originale. On pense souvent, en le lisant, à d’autres auteurs ayant ce type de culture, comme Edward W. Saïd, palestinien de culture chrétienne, ou Edgar Morin, judéo-gentil, selon le terme qu’il emploie lui-même, et penseur de la complexité. On pense aussi à l’École de Francfort. G. Corm cite d’ailleurs comme références bibliographiques importantes Herbert Marcuse, Theodor W. Adorno et Jürgen Habermas.