Ma dernière chronique date du 30 mars. Trois mois se sont écoulés pendant lesquels j'ai plongé dans la sortie de mon film Après l'océan. (www.apreslocean-lefilm.com)
Abidjan, du 29 mai au 2 juin 2009
Cela a commencé par un lancement à Abidjan pendant cinq nuits d'affilée avec des projections gratuites en 35mm son dolby, sur écran géant dans des lieux populaires de la ville. Deux places au nord (Yopougon, Abobo), deux places au sud (Koumassi, Inch'allah) et une cérémonie officielle au Palais de la Culture à Treishville. J'ai fait venir 7 tonnes de matériel en train du FESPACO qui m'a beaucoup aidée en mettant à ma disposition trois techniciens d'une gentillesse absolue auxquels se joints deux amis que j'ai fait venir de Paris. Bruno Tarrière, mixeur, qui a pris la sonorisation du lieu en main avec maestria et Arnault Mercadier, assistant réalisateur, un organisateur hors pair. Je pataugeais seule depuis début février entre le tonnage des camions, les gabarits du projecteur, le nombre de véhicule nécessaire, la location d'un container adapté, les transitaires marrons... je me suis rendue compte que c'était vraiment un métier, pas une une simple affaire de logique. J'avais aussi à trouver les financements auprès des sponsors. J'ai décroché ce budget bout par bout, cash et échange de marchandises : voiture, carte de téléphone, contrat d'assurance, spots Tv, mini bus...
Quand j'ai fait le repérage des places populaires, je les ai trouvées trop grandes, je voulais mettre des barrières pour délimiter un espace dedans. Pourtant chaque soir, ce fût bondé. Je louais 3000 chaises qui étaient prises d'assaut cependant que les allées sur les côtés se remplissaient. Des hordes de gens sont restés debout sans bouger.
Au Palais de la Culture, une queue de 3h s'est formée. 5000 personnes ont pu entrer, à peu près le même nombre a été refoulé. Le Président Gbagbo est venu assister. Il m'a soutenue avec l'idée de faire par la suite une maison du cinéma ivoirienne ouverte aux réalisateurs de toute nationalité en capacité de porter un film sur les scènes internationales. Une maison où ils trouveraient une aide logistique et financière si leur film a trait, de près ou de loin, à la Côte d'Ivoire, s'il y a des acteurs ivoiriens dans la distribution et des techniciens ivoiriens dans l'équipe. Et ceci sans aucune censure. Personnellement je n'ai pas eu la moindre demande de droit de regard sur quoi que ce soit. L'essentiel est de parler de ce pays par la culture en utilisant les ressources internes. Il pense, par exemple, que les acteurs ivoiriens ne sont pas assez mis en avant sur le marché international. Comme les décors de ce somptueux pays. Ou le savoir de nombre de techniciens locaux.

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A peu près 25 000 spectateurs se sont totalement approprié le film. "Ca c'est nous mêmes!" "Ce film, c'est la vérité" "J'ai retrouvé dans ce film mes espaces intérieurs (sic)". Tous ont compris que le film se situait à hauteur des imaginaires, des mythologies, de la foi nichés au coeur de cette société... et pas de notre regard sur eux. Un film de l'intérieur. Je me sens proche de ce public. Le moindre dialogue, la moindre intention est immédiatement perçue. C'est plus difficile pour moi en France où les représentations de l'Afrique sont pré-cuites. Des exploitants, comme ceux du circuit UTOPIA en province, ont dit que APRES L'OCEAN n'était « pas réaliste » mais « artificiel ». Pour eux l’Afrique ne peut se dire qu'à travers des images UNICEF et c'est un continent qui appelle à seule la compassion. Les immigrés doivent être des pauvres hères qui ont besoin de nous, sinon ce n’est « pas réaliste ». Ces provinciaux ont évidemment enquêté comme moi dans quatre pays pendant un an dans les filières clandestines ivoiriennes !
Je montre des héros modernes, indépendants, avec une image flamboyante qui marque l'entrée dans l'épopée quelles que soit les contextes réels d'existence car ils sont toujours transcendés par le rêve. Mais ça c'est inadmissible pour ces Biens Pensants qui sont les Robespierre de la condition humaine. Le "politiquement correct", il faut le dire sans ambage, est un racisme larvé avec la bonne conscience en prime (ce qui est pire). On réduit ceux qui s’inscrivent dans la misère, les immigrés, les prisonniers, les sans abris etc… à une seule dimension, celle de s’en sortir économiquement. Les gens qui disent « le réel on s’en fout, on va plus loin » n’ont pas droit cité parmi les nouveaux Grands Penseurs du monde avec leur perverse générosité.

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Selon les lieux de projection à Abidjan se trouvaient entre cinq et dix mille personnes (selon UTOPIA, des probables malades mentaux qui se reconnaissent dans un film qui ne les représentent pas.) C'était inouï de voir ce monde se soulever aux mêmes moments, rire ou plaindre tel personnage, être totalement en phase avec le récit du début jusqu'à la fin.
Chaque projection était précédée d'un concert. Les musiciens du film sont venus sur la scène dressée devant l'écran géant. John Kiffy, Karim Koita et Kajeem, Troh Guédé, Honakamy, Mike Danon et Gilles Beblo, Kalujah, la chorale Ste Catherine se sont produits dans l'esprit du film, dans l'épure.
Cet énorme succès m'a permis de rendre un peu ce que ce pays m'a donné pendant 10 années. La primeur du film est allée à la Côte d’Ivoire. Il s’agissait de renverser l’ordre habituel de la distribution des films internationaux qui souvent s’installent en première exclusivité en Europe pour venir ensuite mourir en Afrique. Moi je préfère y naître. Après l'Océan sort le 8 juillet en France.

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Paris le 2 juillet 2009
Sur le même scénario qu'à Abidjan, nous avons fait une Avant Premièr à Paris au Max Linder. Un concert pour ouvrir la soirée a réuni des musiciens du film, Tiken Jah Fakoly avec son guitariste Michel Pinheiro, Ali Wagué et trois chanteurs venus tout droit d'Abidjan, Troh Guédé, Mike et Gilles Beblo (qui s'est sauvé après le concert, faisant un clandestin de plus). Eric Thomas avec qui j'ai co-réalisé l'album inspiré du film était de la partie. Pour ce concert là, j'ai voulu que les morceaux s'entrelacent. Chacun a chanté sur les compositions de l'autre devant un public qui les a ovationné.
Je suis ébahie par Tiken et par sa sémillante manager Sophie Gros. Quand j'ai fait la proposition d'un concert avec des inconnus, Tiken a tout de suite dit "oui" et même "oui" pour qu'ils viennent chanter sur ses morceaux sans demander qui c'était? qu'est qu'ils vont faire ? pourquoi eux ? et moi, mon image ? Il donne évidemment un coup de main à ses "petits frères" en les associant sur une même scène et il m'aide pour le film. C'est un être habité par la générosité et par la grâce qui se glisse dans sa voix. Nous partageons le même combat : défendre le continent africain qui fait l'objet d'avidité et de mépris à la fois.

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En me baladant d'église en église à Abidjan, en écoutant aussi les choristes de la dance musique de rue, j'ai été frappée par la beauté et la couleur des voix, pour moi, peu entendues jusqu'alors. Des mises en harmonie particulières qui semblent être le résultat de multiples mélanges dans une ville où vivent 30% d'étrangers. A Dakar, par comparaison, ils ne sont que 1 à 2%. J'ai eu envie d'aller saisir ces voix dans tous les courants musicaux : reggae, ragga, rap, choeur chrétiens, zikhr musulman, tradition nounouma, yourouba etc, pensant qu'une ville pouvait se dire par ses voix. J'ai demandé aux musiciens d'abandonner leur formation instrumentale, leurs arrangements parfois trop arrangés, et de venir enregistrer a capela ou presque... seulement avec les instruments qui s'avéraient nécessaire. Pour trois partitions, Eric Thomas a ajouté en post production des cordes ou une percu quand on sentait le morceau trop nu. J'ai placé un certain nombre de ces solos, duos, trios, choeurs... sur le film et la totalité de ce que j'avais sélectionné sur un album, Abija'taam, qui sort le 31 août chez Rue Stendhal. Cet album n'est pas une BO. La musique originale, composée en grande partie par Alexis Pecharman, n'y figure pas car ce disque est consacré aux voix avec des partitions entièrement développées contrairement aux BO. Ce n’est pas non plus une compilation de groupes vocaux, mais l’oeuvre d’un « gbonhi » : tribu atmosphérique, phratrie progressive, groupe d’un territoire imaginaire.
Lorsqu'on va vers des voix sublimes de beauté, lorsqu'on quitte les grosses rythmiques, les habillages, on prend le large. Il reste l'océan sans frontière, sans querelle de genre musicaux. L'émotion, qui naît de cet instrument premier de l'homme, amène à dépasser tous les clivages.