Il y aurait sans doute mieux à faire pour saluer l’arrivée de Mediapart que d’annoncer une disparition, mais je me dois de rapporter cette triste réalité : en banlieue, et plus précisément ici, à Montfermeil, le cancre est une espèce en voie d’extinction. Ce constat peut prêter à sourire, mais il est plus inquiétant qu’il n’y paraît : il est un indice de l’état du système. Qu’on ne croie pas pour autant que les élèves en difficulté aient disparu, que les « nuls » aient été rayés de la carte scolaire, que la paresse soit en danger. Simplement, le cancre se fait rare, menacé par son avatar moderne, le décrocheur. Il faut s’attendre à ce que le cancre rejoigne dans leur inactualité les photos de Doisneau, le poème de Prévert, ou les Quatre Cents Coups de Truffaut. Et il y a beaucoup à craindre de la disparition de ce franc-tireur et partisan du moindre effort.
Alors que le cancre tentait d’échapper au système, à coup d’excuses longuement mitonnées dans le loisir de longues journées de paresse, d’anti-sèches savamment élaborées, de stratégies d’évitement complexes, le décrocheur n’oppose qu’indifférence et passivité. L’un jouait son rôle, l’autre ne joue pas le jeu. Il ne vient en classe que pour échapper aux sanctions qui menacent les absentéistes, mais il ne sait pas ce qu’il vient y faire. Il ne triche pas, ne manifeste guère d’hostilité, est le plus souvent prêt à reconnaître ses fautes, à condition de ne pas avoir à les corriger. Il ne fait rien, et le flot de la parole pédagogue se brise sur sa surdité volontaire. Il est ailleurs, mais où ? Il demeure insensible aux enjeux de la scolarité, y compris à ceux de l’orientation, et renvoie parents et enseignants à d’angoissants questionnements : que faire pour ce kamikaze qui ne défend aucune cause ?
Le cancre est ou était une manière de preuve par l’absurde de la validité du système, il y remplissait un office à la fois folklorique et symbolique. Le décrocheur ne s’y intègre pas, il le refuse et le réfute en totalité. Alors que l’un marche « de côté », de travers (et l’origine du mot, le cancer –crabe- latin, souligne bien cette manière de progresser à l’oblique), l’autre marche à côté, à l’écart. Inaccessible aux menaces et objurgations, indifférent au « Pense à ton avenir ! » conjuratoire, il suscite chez les adultes qui s’intéressent à lui un profond sentiment d’impuissance.
Il n’est pas loin, le moment où tous regretteront le bon vieux temps du cancre.
Stéphane Guitline, professeur de Lettres à Montfermeil depuis 1993