Dépositaire d'une histoire remontant à l'antiquité grecque, riche de vestiges des empires Romain, Byzantin et Ottoman, Istanbul attire depuis le XIXe siècle un tourisme urbain venu d'Europe et friand des témoignages du passé [Cf. Tutal (2007) et Tutal (2003)]. Mais depuis une vingtaine d'années, de nouvelles formes de tourisme sont venues se greffer à cette quête d'histoire, attirant dans la métropole turque des vacanciers du monde entier. On vient désormais à Istanbul pour ses centres commerciaux, qui comptent parmi les plus grands d'Europe, pour sa vie nocturne effrénée ou encore pour les événements culturels qui s'y multiplient -de la Biennale d'art contemporain qui modèle depuis 20 ans le paysage culturel stambouliote aux expositions de mieux en mieux achalandées d'Istanbul Modern et du musée Sakip Sabanci.
Au vu de ces événements relativement récents, il semble qu'Istanbul abandonne progressivement son statut de ville "orientale", c'est à dire dépositaire d'un passé prestigieux, pour devenir une métropole mondiale qu'on visite également pour son présent, son futur.
Les enjeux contemporains du tourisme urbain à Istanbul font que la métropole change d'identité. Un processus de création de nouvelles activités commerciales, artistiques et de divertissement est en cours au moins depuis les années 2000. Les protagonistes de ces changements (fondations culturelles, services municipaux, haute bourgeoisie investissant massivement dans le secteur culturel...) œuvrent tous pour créer une nouvelle ville à la hauteur de ses ambitions de métropole mondiale. Le nombre de projets culturels, de créations de centre culturels ne cesse d'augmenter, faisant concurrence aux plus traditionnels travaux de restauration du patrimoine historique d'Istanbul.
Istanbul et sa quête d'accession au statut de métropole mondiale
Sur le plan touristique, Istanbul est longtemps restée relativement coupée du monde, ses seuls liens culturels avec l'étranger relevant du privilège d'une petite élite. Il faut attendre les années 1950 pour voir la métropole turque sortir de son isolement, avec la construction de l'hôtel Hilton, premier cinq étoiles de la ville (Keyder, 2006:20). Selon Timur Bayındır (2008), président de l'Union des hôteliers de Turquie (TÜROB), c'est dans ce premier hôtel international qu'ont été formés les cadres supérieurs auxquels le secteur du tourisme est redevable de sa professionnalisation et de ses progrès actuels. Ce renfermement de la ville sur elle-même prendra fin avec les vagues successives de libéralisation économique qui atteindront la Turquie à partir des années 1980, accompagnées de l'échec du modèle de développement national et de l'intégration de la bourgeoisie industrielle turque à la mondialisation économique.
Le destin d'Istanbul sera dès lors confié au secteur privé tandis qu'aux institutions publiques incombera, selon la nouvelle donne du libéralisme économique, la tâche de créer les conditions propices au développement du capital. L'instauration progressive d'un régime libéral soutenu par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale vaudra à la Turquie d'être présentée comme un modèle de réussite du capitalisme mondial. A mesure que la logique marchande gagne le pays, Istanbul va acquérir un statut de métropole régionale, attirant à elle de nouveaux flux touristiques, en provenance notamment des pays arabes. Devenant un centre touristique et commercial pour les voyageurs arabes, la ville va accueillir les premières succursales de banques basées dans les pays du Golfe, auxquelles s'ajouteront les enseignes de nombreux autres établissements bancaires internationaux, qui ornent actuellement la cité en compagnie des hôtels de luxe, des centres commerciaux, des complexes de bureaux qui n'ont rien a envier aux grandes villes mondiales.
Istanbul ville vitrine du pays pour un monde mondialisé
Les évolutions constatées à Istanbul sont intimement liées aux effets de la mondialisation économique et culturelle. Avec les changements socio-économiques et technologiques -l'accélération des transports, de l'information, de la mobilité des biens et des personnes-, la métropolisation qui gagne les villes du monde transforme la ville industrielle en une cité dominée par le secteur tertiaire, tournée vers les services et l'information. "On parle même avec l'essor de la culture, du loisir et du tourisme urbain..., d'une économie quaternaire" (Levy, 2006:62). Un nouveau type de ville est ainsi né durant l'ère post-industrielle avec les exigences d'une révolution économique reposant sur une production de richesse immatérielle. Doivent être pris en compte, outre le patrimoine physique et matériel de la ville, son patrimoine humain (éducation, santé, culture), scientifique (savoir, structures universitaires et centres de recherches) et environnemental (climat, nature, paysage) (Levy, 2006: 63). Il s'agit d'une nouvelle acception du patrimoine de l'espace métropolitain, qui ne se limite plus au patrimoine historique et culturel.
C'est dans ce contexte mondial de redéfinition du patrimoine selon les exigences de l'ère post-industrielle que l'on perçoit les changements socio-économiques et culturels à Istanbul, changements qui modifient les données du secteur touristique et suscitent de nouvelles formes de tourisme avant d'être en retour influencés par ces nouvelles modalités du tourisme qu'ils ont contribué à créer. Des représentants du secteur du tourisme aux responsables associatifs en passant par les investisseurs et les pouvoirs publics, tout le monde partage la même vision d'Istanbul: celle d'un centre culturel régional et mondial. Soit, plus prosaïquement, une ville culturelle attirant un tourisme de qualité, une ville de rassemblements culturels et de congrès internationaux. Cette qualification d'Istanbul est prégnante dans les discours des représentants du secteur du tourisme et des pouvoirs publics (Bayındır, 2008; Ulusoy 2008; Ersöz 2008). Ce qui signifie qu'Istanbul est plus que jamais devenue "l'espace (qui) entre dans les forces productives, dans la division du travail: il a des rapports avec la propriété, c'est clair. Avec les échanges, avec les institutions, la culture, le savoir, il se vend, s'achète; il a valeur d'échange et valeur d'usage" (Lefèvbre, 2000: XXI).
Au sein de l'ordre économique mondial, qui exige que les villes du monde se connectent et deviennent interdépendantes, Istanbul, agglomération de plus de 10 millions d'habitants, centre économique et culturel de la Turquie, s'emploie à devenir, selon le souhait et avec le soutien des pouvoirs politiques centraux et locaux qui la voient comme la vitrine du pays, une ville globale qui intègre dans son environnement d'autres villes globales. Parler d'Istanbul comme d'une ville globale, métropolitaine et même comme d'une mégapole se justifie aussi lorsque l'on prend en compte sa position forte dans les systèmes urbains transnationaux (Véron, 2006:55; Dupont, Dureau et alls, 2000:3-4). C'est parce que le capitalisme actuel crée une interdépendance économique et financière entre les villes du monde développé et du monde en développement qu'Istanbul se retrouve placée au sein du système des métropoles mondiales. Ce qui a considérablement changé dans la structuration économique de ces villes, c'est l'importance des activités d'intermédiation tant dans la production des services que celle des biens: "On peut penser que la dénationalisation des économies augmentera les marges de manoeuvre de grandes villes comme métropoles régionales et supra-régionales dans d'autres parties du monde" (Haumont, 2000:37).
Le destin mondial d'Istanbul se dessine, comme on l'a déjà souligné, dans les années 1980, avec les politiques libérales d'ouverture au marché planétaire menées par le gouvernement de Turgut Özal. Il est important de souligner que cette ouverture devient la tendance dominante dans les années 2000 avec l'accession au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, franc partisan de la mondialisation économique et culturelle. Depuis l'an 2000, on constate que la ville d'Istanbul se reproduit en suivant les dynamiques mondiales, c'est à dire en faisant valoir ses atouts patrimoniaux selon la nouvelle définition, déjà évoquée, du patrimoine, sous toutes les formes possibles: sociales, économiques et culturelles. Elle bénéficie d'apports financiers très importants venant du marché international. Ce mouvement du capital mondial est soutenu et géré par les autorités centrales et locales. Le phénomène a pris le nom de transformation urbaine d'Istanbul (Aksoy, 2008). Les constructions d'hôtels, de gigantesques centres commerciaux, les restaurations du patrimoine historique mais aussi d'anciens sites industriels (d'anciens ports et fabriques comme dans les quartiers de Tarlabaşı et de Süleymaniye) sont en cours pour donner une nouvelle image à la ville. Les grandes firmes y travaillent aussi.
Nouvelles stratégies touristiques pour Istanbul
Pour Istanbul ainsi voulue comme un centre de circulation des divers flux mondiaux se formule depuis au moins 20 ans l'exigence d'une stratégie touristique distincte de celle menée depuis les années 1980 pour la Turquie dans son ensemble, une volonté de distinguer la ville par une politique touristique propre: "En dépit du succès de la politique touristique et de l'augmentation de 225% du nombre des visiteurs entre 1990 et 2004 pour l'ensemble du pays, Istanbul n'a connu une progression du nombre de ses visiteurs que de 120 %", a estimé l'Association des tours-opérateurs dans un rapport (Istanbul'da Turizmin Gelişme Olanakları, 2005) imputant la contre-performance au fait que cette ville n'a jamais bénéficié durant cette période d'un plan de développement touristique qui lui soit propre.
Or une métropole comme Istanbul, centre commercial et industriel, est à même de devenir une ville où une grande variété d'activités touristiques peuvent être proposées, affirment les professionnels du secteur interrogés: séjours de courte durée, lunes de miel, organisation de congrès, de loisirs, tourisme de la santé, des passionnés d'ornithologie, tourisme sportif, culturel, artistique ou universitaire... Les présidents des associations d'hôteliers, de tours-opérateurs et d'investisseurs du secteur du tourisme, interrogés par nous sur le sujet, soulignent la difficulté qu'ils ont rencontré pour faire comprendre aux autorités centrales et locales qu'il fallait changer de stratégie pour faire de la ville d'Istanbul une marque sur le marché mondial du tourisme et leur faire réaliser tout son potentiel de cité carrefour située entre deux continents, qui a été tout au long de son histoire un lieu de rencontre, de l'Empire romain à la République turque en passant par Byzance et l'Empire ottoman. Istanbul a finalement attendu jusqu'en 2005 pour avoir sa propre stratégie de marketing et de promotion.
C'est en effet en 2005 que le ministère de la Culture et du Tourisme décide de classer Istanbul parmi les espaces privilégies du tourisme. Apparaît ainsi dans les rapports annuels d'activités le projet de développement touristique d'Istanbul, désormais considérée comme une marque phare assurant la promotion de la Turquie sur le marché international du tourisme. Un peu plus tard, le Plan d'action de la stratégie du Tourisme de Turquie (2007-2013) rédigé par le même ministère confirme la tendance en insistant sur la nécessité de transformer la ville d'Istanbul en une métropole mondiale, en y privilégiant un développement durable du tourisme dans le respect de sa richesse culturelle, sociale et naturelle. Au sein de la mairie métropolitaine d'Istanbul s'ouvre à la même époque l'Atelier du tourisme, qui depuis 2006 participe aux huit foires internationales les plus renommées du secteur. Il est intéressant de souligner que le secteur privé, la société civile et les différentes instances publiques locales travaillent ensemble sous la coordination de cet Atelier en lien direct avec le maire d'Istanbul pour déterminer les besoins, la planification, les stratégies de marketing du secteur touristique et les politiques d'aménagement de la ville d'Istanbul.
Pour ce qui est des stratégies promotionnelles d'Istanbul, les centres commerciaux, les lieux de loisirs (bars, restaurants, night-clubs, salles de concerts branchées), la gastronomie, les activités sportives, les musées, les palais et les activités ayant trait à l'art contemporain sont désormais les ingrédients de la recette touristique stambouliote (Bayındır, 2008; Ulusoy, 2008; Tayfun, 2008). La coordinatrice de l'Atelier du tourisme, Tulin Ersöz (2008), met l'accent sur une nouvelle stratégie de vente pour Istanbul. Elle precise qu'"iI est erroné de faire la promotion d'Istanbul par la seule référence à son passé historique" (2008). II s'agit désormais, dit-elle, de "faire de la promotion d'Istanbul sous tous ses aspects : une ville avec un patrimoine culturel historique inouï et une métropole avec toutes les qualités acquises de la vivacité des activités artistiques et culturelles et de la beauté naturelle" (2008). L'image de ville de congrès et de foires, de croisières, de loisirs et de shopping revient souvent dans dans la définition des nouvelles formes touristiques que l'on veut développer à Istanbul. Ces stratégies ont certainement contribué à la croissance importante du secteur touristique dans toute la Turquie et plus encore à Istanbul.
En observant ce tableau, on constate que le nombre des touristes venant à Istanbul a augmenté de % 21.8 en 2007 (6.006.550 personnes) par rapport à 2006 (4.932.956 personnes). Selon Timur Bayindir (2008), les Allemands et les Américains (respectivement première et troisième nation d'origine des visiteurs étrangers à Istanbul) viennnent beaucoup à Istanbul pour faire du shopping, un attrait spécifique de la ville remontant au début des années 2000. Si seulement sept millions de touristes visitent actuellement (pronostic pour 2008) Istanbul, dit-il, "nous espérons atteindre 10 millions de visiteurs pour l'an 2010. Comparé au nombre de touristes de Paris et de Londres, ce chiffre n'est peut être pas très significatif, mais Istanbul devient de plus en plus une marque pour ses boites de nuit, ses centres commerciaux et de shopping, pour l'organisation de congrès et les musées d'art moderne qui s'ouvrent depuis le début des années 2000." De nombreuses raisons expliquent cet élargissement du secteur, selon le secrétaire général de l'Association des hôteliers, Erhan Çakay. L'une d'entre elle est qu'Istanbul "accueillera un congrès international par mois en 2008, un Grand Prix de Formule 1 s'y tiendra au mois de mai" chaque année (Agence Anatolie, 2007 et Turquie News, 2007). Selon les professionnels du secteur, alors que la saison touristique pour Istanbul courait traditionnellement du mois de mars au mois d'octobre, depuis quelques années l'organisation d'événements internationaux a contribué à faire d'Istanbul une ville où le tourisme est devenu une activité qui s'étend sur toute l'année. Ce phénomène s'explique aussi par le fait que le marché turc essaie de s'élargir aux pays asiatiques, comme l'indique Le plan d'action 2007-2013 du ministère de la Culture et du Tourisme.
Un réveil culturel et touristique
A Istanbul, le développement du tourisme est allé de paire avec un regain de vitalité constaté ces dernières années dans le domaine culturel. Il y a eu la création de plusieurs musées d'art moderne, suivant parfois l'ouverture d'universités privées éponymes: Istanbul Modern (2004) fondé par la famille Eczacıbaşı, fondatrice aussi de la Fondation de la Culture et de l'Art d'Istanbul (IKSV), Musée Sabancı (1998) et Université Sabancı (1994), Musée Pera (2005), Santralistanbul (2006) et Université Bilgi (1994), Musée Rezan Has (2007) et Université Kadir Has (1997), Musée Koç (1994) et Université Koç (1992).
On peut noter la transformation d'anciens sites industriels et portuaires en espaces muséaux (Istanbul Modern, Santralistanbul et le Musée Koç en sont des exemples) ou centres culturels ou encore la restauration d'anciens bâtis faisant partie du patrimoine historique de ville pour servir d'hôtels, de centres d'accueil ou de centres culturels; le lancement du projet "Istanbul 2010, capitale culturelle de l'Europe", en préparation depuis 1999 et accepté par l'Union européenne en 2006 (Ertür, 2008). A tout cela s'ajoute l'ouverture de galeries d'art contemporain dont les plus prestigieuses sont Galerist, Galeri New, le Centre d'art contemporain (Çağdaş Sanat Merkezi), Proje 4, le musée d'art Elgiz. Ces musées et galeries font circuler le nom d'Istanbul dans la presse étrangère.
Mais avant tout, ce sont les night clubs et salles de concert qui ont commencé, il y a une dizaine d'années, à attirer à Istanbul les touristes mélomanes en mettant à l'affiche des groupes étrangers. Les concerts de musiques pop et électronique notamment font parler d'Istanbul à l'étranger, et attirent un public cosmopolite à Istanbul pour les week-end. Fondée en 1989, la société Pozitif Şirketler Grubu assure depuis les années 1990 l'organisation d'événements musicaux parmi les plus renommés d'Istanbul: le festival de Blues d'Efes Pilsen, le festival de jazz d'Akbank, les festivals de rock Rock'n Coke et Doublemoon. A Babylon, qui est le "centre de performance" appartenant à cette société, ont lieu les concerts les plus "branchés" et les plus prestigieux. On assiste, selon Volkan Aytar, du magazine Istanbul, à la transformation d'Istanbul en un centre mondial de la finance, du tourisme et des congrès, d'où une transformation de l'industrie musicale en une industrie mondiale suivant de près les goûts musicaux et attirant en masse les consommateurs de musique (2008:51).
C'est ce que l'on voit transparaître dans un article du magazine français L'Express: "Des boutiques fashion aux galeries d'art contemporain, en passant par les bars designs, le bouillonnement de ce quartier historique rappelle celui des capitales branchées. Une vitrine cool, symbole de la volonté du pays de rejoindre au plus tôt l'Union européenne? L'atmosphère rappelle vraiment Barcelone par sa chaleur, sa foule, son électricité palpable dans les rues. La programmation de certaines radios est très pointue et les DJ les plus célèbres jouent ici. Désormais Istanbul est un passage obligé (...). Et l'on commence même à voir des branchés de toute l'Europe venir y faire la fête" (Dupuis et Ortaq, 2005).
Interrogé sur l'évolution du secteur culturel à Istanbul, Özalp Birol (2008), le président de l'entreprise culturelle de la Fondation Suna et İnan Kıraç (sixième plus riche famille de Turquie), la lie au mouvement mondial qui connecte les villes entre elles. "Les villes ont gagné en indépendance sous le vent de la mondialisation pour se connecter entre elles", dit-il. En se basant sur les constats formulés par M. Birol à partir d'une expérience professionnelle de plus 20 ans à des postes de direction dans le secteur culturel, il est possible de souligner que cette connection donne lieu consciemment ou inconsciemment à des activités culturelles de toutes sortes. Ce sont les banques privées qui commencent, au début des années 1990, à recourir à des stratégies de communication et de marketing pour créer des plateformes alternatives à leurs stratégies publicitaires. Dans un rôle précurseur, la banque Yapi Kredi (une des plus grandes du pays) organise déjà depuis 1973 des activités culturelles dont un Festival d'art avec la Fondation de la Culture et de l'art d'Istanbul (l'IKSV), projet qui va mûrir et faire tâche d'huile dans les années 1990. Ces activités musicales et de spectacle attiraient plus facilement que les musées l'attention du grand public puisque la création d'un musée nécessite beaucoup plus de capital et d'effort, explique M. Birol. Yapı Kredi rajoute dans les années 1990 à ses domaines d'intérêt l'édition et une galerie d'art contemporain. D'autres banques ont pris modèle de cette initiative. Les grandes familles turques d'industriels comme Koç, Sabancı et Eczacıbaşı ont investi dans l'édition, les activités artistiques et culturelles et dans les musées. Ainsi peut-on dire que la culture est devenue aussi bien une source importante de richesse qu'une source de prestige et de respect pour les membres de la haute bourgeoisie d'Istanbul. Dans les années 2000, Istanbul Modern, le musée Pera, le musée Sabancı, le Musée Koç, tous propriétés de ces grandes familles, vont insuffler une vitalité nouvelle dans le secteur culturel en montrant aux milieux d'affaires turcs que les investissements dans le secteur culturel peuvent fonctionner et en leur donnant ainsi le courage de franchir le pas et de suivre la voie tracée. Les banques étrangères sont elles aussi très intéressées par Istanbul, qu'elles perçoivent comme un marché de l'art et de la culture potentiellement juteux et riche. En parallèle de la diversification et de l'intensification de l'activité culturelle à Istanbul, on assiste à une diversification des formes du tourisme: "De ceux qui sont a la recherche du mystère oriental et des activités artistiques et culturelles dans une ville cosmopolite à ceux qui désirent voir comment l'articulation entre l'art contemporain et une ville charnière entre l'Orient et l'occident se réalise, des visiteurs sont attirés vers Istanbul" (Birol, 2008).
Parmi les différentes offres culturelles, les musées affichent une ambition croissante et ont commencé à faire parler d'eux sur la scène internationale en présentant, à côté de leurs collections permanentes d'artistes turcs, les œuvres d'artistes étrangers prestigieux. Cette ambition n'est pas étrangère au choix de l'IKSV de confier depuis 1995 l'organisation de la Biennale d'art contemporain d'Istanbul -une manifestation née en 1987- à des curateurs/artistes de renommée mondiale et à la décision de la municipalité de se porter candidate pour devenir la capitale culturelle de l'Europe en 2010.
De la Biennale à Istanbul 2010
La Biennale d'Istanbul est née selon le porte-parole de l'IKSV, Üstüngel Inanç (2008), comme un hommage au passé: "Il était important, dit-il, de perpétuer la tradition d'organiser des activités culturelles débutée il y a 37 ans par l'IKSV. La Biennale est devenue notre activité la plus connue. Elle a été, cette année, visitée par 6.000 étrangers. Son organisation a été à la hauteur de celle des réunions de l'OTAN (en 2004 à Istanbul). Il y avait 600 journalistes étrangers, qui ont couvert l'événement". La 10e Biennale d'Istanbul s'est tenue du 8 septembre au 4 novembre 2007 sous la direction du conservateur Hou Hanru, Directeur des expositions et des programmes publics de l'Institut d'Art de San Fransisco.
La Biennale n'est pas une exposition à thème traditionnelle. Depuis son lancement il y a vingt ans, elle s'organise autour d'une question contemporaine: par exemple, pour la dernière en date, l'art contemporain a été défini comme un moyen de faire face aux conflits et aux problèmes créés par la mondialisation. L'accent a ainsi été mis, en 2007, sur les réalisations urbaines et architecturales comme un moyen d'exposer différentes visions artistiques du monde moderne. La Biennale a voulu être représentative de l'histoire urbaine dans un contexte artistique et architectural mondial. Plusieurs sites ont été choisis en fonction de leur importance historique et fonctionnelle, qui ont fait l'objet d'analyses et de discussions entre les artistes internationaux et le public. Ces "sites actions" représentaient aux yeux des organisateurs une sorte de force rénovatrice dans le domaine de l'urbanisation (Guide de la Biennale 2007).
Un an sur deux, pendant tout l'automne, la Biennale s'empare de la ville qu'elle anime de diverses activités culturelles et pare d'œuvres d'art moderne d'artistes turcs et étrangers. La Biennale crée aussi pour les visiteurs de nouveaux parcours de découverte de la ville d'Istanbul. L'édition 2007 a par exemple proposé de partir à la recherche d'œuvres d'art disséminées à travers la ville industrielle et les vestiges des premiers âges de l'industrialisation d'Istanbul, parfois déjà réappropriés par l'art, comme l'entrepôt accueillant Istanbul Modern ou l'ancienne centrale électrique hébergeant Santralistanbul.
La Biennale est confiée depuis sa quatrième édition (1995) à un curateur de renommée internationale, gagnant ainsi elle même une notoriété mondiale. Elle est un événement sensé apporter du prestige à la ville et l'intégrer dans le circuit culturel mondial.
Le financement des quatre premières Biennales a été assumé à hauteur de 40% de leur budget par le ministère de la Culture et du Tourisme. Le système du sponsoring a efficacement renforcé cet apport initial, surtout lors des deux dernières Biennales. La neuvième Biennale a été sponsorisée par une marque japonaise de tabac. Koç Holding, un des plus grands conglomérats turcs, a sponsorisé la dernière édition et a signé un contrat de coopération pour l'organisation des Biennales durant les dix ans à venir.
On peut considérer que l'intégration d'Istanbul dans les circuits culturels mondiaux a été plutôt réussie. L'IKSV coopère pour la promotion de ses manifestations aussi bien avec des professionnels du secteur de la culture qu'avec ceux, nationaux et internationaux, du secteur du tourisme. Les responsables de la presse étrangère et du marketing au sein de la fondation parlent de leur stratégie dans les termes suivants: "Nous travaillons avec les agences de relations publiques internationales, qui gèrent la planification médiatique de nos activités dans la presse étrangère. Nous avons passé un accord avec l'ODS-travel, une agence membre de l'Union des agences de culture et d'art. De plus, nous coopérons aussi avec l'Association des tours-opérateurs avec laquelle nous participons aux foires internationales pour y faire connaître nos activités. Nous avons des stands à l'aéroport d'Istanbul dans l'objectif de faire connaître aux touristes nos programmes en cours" (2008). L'IKSV est en tout cas désormais en contact avec tous les professionnels du tourisme pour attirer l'attention des visiteurs étrangers sur les activités culturelles et artistiques à Istanbul. De plus, la conscience de l'importance d'une telle coopération est très manifeste dans les propos d'Üstüngel İnanç (2008): "Le visiteur, en passant sa journée au palais de Topkapi, doit pouvoir assister à un concert de musique classique le soir même dans (l'ancienne église transformée en salle de spectacle) Sainte-Irène".
Une autre organisation d'envergure internationale est celle d'Istanbul 2010. Le projet "Istanbul capitale culturelle de l'Europe pour 2010" est, pour Cengiz Aktar (2008), un des instigateurs de ce projet, "une occasion offerte à la Turquie, qui est un pays qui aime les objectifs a atteindre". L'importance de ce projet réside dans son ambition de faire connaître la Turquie à l'Europe et vice et versa en créant un va et vient culturel et artistique entre les deux parties. L'opportunité est de taille pour le secteur touristique car une ville qui tente de prouver sa capacité à accueillir un tel événement doit montrer au monde entier qu'elle est non seulement dotée des infrastructures nécessaires mais aussi qu'elle est une ville d'importance mondiale à la hauteur de ses pairs d'Europe, d'Asie et d'Amérique.
Selon Cengiz Aktar, Istanbul 2010 est peut-être une occasion à saisir d'avantage pour les Stambouliotes que pour les Européens : "Alors que ces derniers rentreront dans leurs pays en y reconnaissant leur passé, les Stambouliotes sont dans une situation différente. Il y a un patrimoine culturel voué à l'abandon et un patrimoine industriel aussi. Tous les deux doivent être sauvés, y compris les anciennes églises arméniennes et grecques. Il s'agit aussi de faire revivre les anciennes cultures tziganes dans cette ville qui leur appartient depuis longtemps. Donc, la ville d'Istanbul avec son patrimoine culturel passé et présent doit se réinventer pour présenter son modèle de diversité culturelle au monde entier. Il s'agit de retrouver le cosmopolitisme ancien, perdu. Un cosmopolitisme différent mais oublié. Un cosmopolitisme ethnique, religieux avec les diversités culturelles des Tziganes et des immigrés anatoliens, qui créent eux-aussi un visage inouï pour la ville d'Istanbul" (2008).
Le projet Istanbul 2010 est soutenu par le gouvernement et par la mairie d'Istanbul. Il est épaulé par un groupe de 13 institutions qui ont commencé dès 2000 à travailler ensemble. La candidature turque a été approuvée par l'Union européenne en 2006. Le programme des activités culturelles qui prendront place en 2010 à Istanbul est en cours d'élaboration. L'initiative réunit également en son sein pouvoirs locaux et membres de la société civile. Selon Gürhan Ertür, vice-président du comité de direction d'Istanbul 2010, "ce projet a ému tout le monde dès le départ. Les premières initiatives ont été formulées par les associations, celles qui soutenaient depuis assez longtemps déjà l'avenir européen de la Turquie". Istanbul 2010 signifie l'organisation d'activités artistiques et culturelles présentant des artistes turcs et étrangers durant toute l'année 2010. Pour réaliser ces activités, les projets de construction de centres culturels se multiplient dans différents lieux (dans le quartier d'affaires de Maslak, dans le quartier populaire de Sütlüce par exemple) ainsi que celui d'un musée temporaire de la ville (2008). Les travaux de préparation devraient s'accélérer en 2008-2009. Le secteur du tourisme est conscient de l'importance d'Istanbul 2010. Les représentants de la profession sont particulièrement actifs au sein du comité de soutien au projet. Leurs associations travaillent avec les autorités locales et centrales pour améliorer les structures d'accueil et augmenter le nombre de lits disponibles. Selon Gürhan Ertür, le secteur de tourisme devrait savoir tirer profit de 2010 et de l'afflux de touristes de qualité que ses activités culturelles et artistiques vont drainer vers la ville (2008).
Conclusion: "Un tourisme de qualité exige une ville de qualité"
Les changements survenus à Istanbul l'obligent à se doter de structures d'accueil mieux organisées. Cette exigence l'amène à veiller sur ses richesses culturelles. En outre, à la faveur d'un processus de décentralisation, la mairie d'Istanbul a accru sa marge de manœuvre pour la restauration de la ville ancienne et pour la refonte de l'ensemble des infrastructures de la cité, notamment de ses transports avec l'apparition du tramway et du métro et le développement des autoroutes périphériques, puis la multiplication des parcs et espaces verts. C'est ainsi que la qualité de vie à Istanbul s'est améliorée. Les hôtels, les grands centres commerciaux ont également éclos par dizaines pour accueillir les visiteurs désireux de faire du shopping (les plus vastes se nomment Akmerkez, Cevahir, Kanyon, Metrocity, Astoria, Carousel, Atrium, Bauhaus, Capitol, Tepe Nautilus, Galleria, İstinye Park, Colony, Millenium Metrocity, Town Centre, Olivium).
Dans ces centres commerciaux, les habitants étrangers installés à Istanbul, dont le nombre n'a cessé d'augmenter dans les années 2000, ont accès aux marques mondiales dans une ambiance similaire à celle qu'ils pourraient retrouver dans n'importe quelle métropole internationale. "Ces étrangers ont créé, selon Attila İmrahor, directeur des recherches dans la Chambre de Commerce d'Istanbul, leur mode de vie à eux à Istanbul. On peut peut-être mieux expliquer le changement en cours à Istanbul par la réunion de plusieurs facteurs: le capital mondial entre en Turquie après 2003 et le phénomène commence à s'accélérer dans les années qui suivent. Le nombre des sociétés multinationales augmente. D'où aussi le nombre des personnes étrangères installées à Istanbul ou y venant pour des raisons professionnelles" (2008).
A cela s'ajoute le fait qu'après l'attentat contre les Twin Towers de New-York en 2001, les ressortissants des pays du Moyen-Orient ont été confrontés à un renforcement des mesures de sécurité de la part des pays européens et des États-Unis et se sont dès lors tournés vers Istanbul pour faire du shopping. Ces facteurs réunis ont augmenté la part de marché d'Istanbul dans le tourisme du shopping. Depuis quelques années le nombre de touristes venant de pays de l'Extrême-Orient, surtout du Japon et de la Chine, augmente aussi. La spécificité des touristes japonais et chinois est qu'ils sont plus orientés vers un tourisme urbain.
Selon les statistiques officielles, sur 19.275.949 visiteurs entrés en Turquie en 2005, 8. 529. 890 ont donné pour mobile à leur visite la découverte et les loisirs, 1.008.513 la culture, 179.419 des raisons sportives, 1.929.800 une visite à des proches, 153.395 des raisons de santé, 101.564 la religion, 1.135.273 le shopping, 443.5000 une conférence, séminaire, cours ou réunion, 1.030.319 une mission professionnelle, 747. 599 une foire ou une rencontre commerciale, 321.607 un transit, 94.399 l'éducation, 755.038 ont invoqué d'autres motifs(TUIK, 2006). Ces chiffres restent dans l'ensemble confus, mais laissent transparaître que de nouvelles formes du tourisme sont en train de s'installer à Istanbul d'abord, dans le reste de la Turquie ensuite.
Pour finir, on peut affirmer qu'Istanbul est à la recherche d'un destin mondial de centre culturel, commercial, financier et touristique. Comme le souligne remarquablement Henri Lefèvbre "l'espace est politique. Il est stratégique (...). La production de l'espace peut se comparer à la production de n'importe quelle marchandise" (2000: XI). Ainsi la ville se modernise et s'embourgeoise -t-elle en créant des ségrégations résidentielles et spatiales: elle est ville des musées d'art moderne et des galeries d'art mais aussi l'objet de l'ambition commercialisante et marchandisante de ses dirigeants et industriels.
Bibliographie
- Agence Anatolie (2007), "İstanbul'un Turizmden Beklentisi" (Les attentes d'Istanbul par rapport au tourisme), 04. 12. 2007.
- Aksoy, Asu (2008)."Globaliser Istanbul et la nouvelle scène internationale de la culture", Colloque international, Philanthropes et mécènes dans la ville pour une politique culturelle contemporaine, 25-26 janvier 2008- Musée de Péra. Texte en cours de publication "gentrified culture for a gentrifying city", in "İstanbul's Choice" forthcoming in Third Text 2008.
- Dupont, Veronique, Dureau, Françoise et alls. (2000). Métropoles en mouvement. Ed. Economica.
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Les entretiens réalisés à Istanbul
- Cengiz Aktar, professeur à l'université stambouliote de Bahçesehir et un des instigateurs du projet "Istanbul 2010", le 6 fevrier 2008.
- Timur Bayındır, président de l'Union des hôteliers de Turquie, le 12 janvier 2008.
- Tülin Ersöz, présidente de l'Atelier du tourisme de la mairie métropolitaine d'Istanbul, le 19 février 2008.
- Özalp Birol, directeur général de l'Entreprise de Culture et d'Art de la Fondation de Suna et İnan Kıraç, le 6 fevrier 2008.
- Gürhan Ertür, vice-président du comité de direction d'Istanbul 2010, le 14 janvier 2008
- Levent Gülsoy, directeur de l'organisation des congrès au Centre de congrès Lütfi Kırdar, le 5 fevrier 2008.
- Üstüngel İnanç, porte-parole de la Fondation de la Culture et de l'art d'Istanbul, le 25 Janvier 2008.
- Atilla İmrahor, responsable des recherches de la Chambre de Commerce d'Istanbul, le 17 janiver 2008
- Selçuk,Tayfun, vice-secrétaire général de la Chambre de Commerce d'Istanbul, le 17 janvier 2007.
- Başaran Ulusoy, président des tours-operateurs, le 15 janvier 1008.
Je tiens à remercier d'abord à l'Université Galataray de son aide financière pour ce projet et ensuite à Tirşe Erbaysal, étudiante en programme de master "Les recherches des médias et de la communication, qui pendant les entretients et pour le déchiffrement des enregistrements a été d'une aide remarquable.