Billet de blog 20 août 2008

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A la recherche du temps perdu

Longtemps, j’ai reculé devant la lecture de cette œuvre mythique. Le titre m’attirait. Ma sœur m’en vantait la profondeur humaine. L’ampleur du roman (sept titres et trois mille pages) ne m’effrayait pas, celle de la phrase proustienne, si. Je craignais d’en perdre le fil.

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Longtemps, j’ai reculé devant la lecture de cette œuvre mythique. Le titre m’attirait. Ma sœur m’en vantait la profondeur humaine. L’ampleur du roman (sept titres et trois mille pages) ne m’effrayait pas, celle de la phrase proustienne, si. Je craignais d’en perdre le fil.

Deux rencontres m’ont débloqué. La première, dans ma bibliothèque publique favorite de l’époque, celle d’un petit livre édité dans une collection pédagogique et dont j’ai oublié le titre. J’en ai retenu un conseil, celui de la liberté du lecteur face à une œuvre littéraire. Liberté d’aborder un tel roman par n’importe laquelle de ses multiples entrées. Par exemple en lisant successivement la première et la dernière section : Du côté de chez Swann puis Le temps retrouvé. Cette liberté Daniel Pennac l’a brillamment traduite sous la forme des droits imprescriptibles du lecteur[1] : le droit de ne pas lire, le droit de sauter des pages, le droit de ne pas finir un livre, le droit de relire...[2]Deuxième rencontre, celle du livre offert par mon père à noël 1985.

Je me suis alors plongé dans ce roman passant de Du côté de chez Swann au Temps retrouvé puis enchaînant au fil des années : A l’ombre des jeunes filles en fleur, Le côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, La prisonnière, Albertine disparue. Je n’en suis pas sorti indemne.

Fin 2006, la personne à l’origine de ma lecture de Proust, ma jeune sœur, décède accidentellement. Après quelques mois je ressens le besoin de retrouver chez Proust cette expression si forte de lasupériorité du sentiment (instinct) sur la raison (intelligence). Page après page je retrouve l’écho de ma vie, de mes émotions, de mes expériences jusqu’à ce texte de la deuxième section (A l’ombre des jeunes filles en fleurs) qui, me semblant décrire si exactement les conditions de l’accident, m’apaise.

« Si par hasard, pour finir la soirée avec telle bande d’amis à lui que nous avions rencontrée, Saint-Loup décidait de nous rendre au Casino d’une plage voisine, et, partant avec eux, s’il me mettait seul dans une voiture, je recommandais au cocher d’aller à toute vitesse, afin que fussent moins longs les instants que je passerais sans avoir l’aide de personne pour me dispenser de fournir moi-même à ma sensibilité – en faisant machine en arrière et en sortant de la passivité où j’étais pris comme dans un engrenage – ces modifications que depuis mon arrivée à Rivebelle je recevais des autres. Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n’y avait de place que pour une seule et où il faisait nuit noire, l’instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la représentation et la crainte du danger jusqu’à ma raison. C’est que, pas plus que ce n’est le désir de devenir célèbre, mais l’habitude d’être laborieux, qui nous permet de produire une œuvre, ce n’est l’allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé, qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà arrivant à Rivebelle, j’avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes actuelles, une qualité, un charme, qui n’avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre ; car en me les faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ; j’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ; plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus loin qu’elle. De sorte que, par une contradiction qui n’était qu’apparente, c’est au moment où j’éprouvais un plaisir exceptionnel, où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû avoir à mes yeux plus de prix, c’est à ce moment que, délivré des soucis qu’elle avait pu m’inspirer jusque-là, je la livrais sans hésitation au hasard d’un accident. Je ne faisais, du reste, en somme, que concentrer dans une soirée l’incurie qui pour les autres hommes est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité le risque d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane ou en automobile, quand les attend à la maison l’être que leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où nous y restions, si quelqu’un était venu dans l’intention de me tuer, comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j’adhérais tout entier à l’odeur de la femme qui était à la table voisine, à la politesse des maîtres d’hôtel, au contour de la valse qu’on jouait, que j’étais collé à la sensation présente, n’ayant pas plus d’extension qu’elle ni d’autre but que de ne pas en être séparé, je serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n’a plus le souci de préserver sa ruche.

Je dois du reste dire que cette insignifiance où tombaient les choses les plus graves, par contraste avec la violence de mon exaltation, finissait par comprendre même Mlle Simonet et ses amies. L’entreprise de les connaître me semblait maintenant facile mais indifférente, car ma sensation présente seule, grâce à son extraordinaire puissance, à la joie que provoquaient ses moindres modifications et même sa simple continuité, avait de l’importance pour moi ; tout le reste, parents, travail, plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu’un flocon d’écume dans un grand vent qui ne le laisse pas se poser, n’existait plus que relativement à cette puissance intérieure ; l’ivresse réalise pour quelques heures l’idéalisme subjectif, le phénoménisme pur ; tout n’est plus qu’apparences et n’existe plus qu’en fonction de notre sublime nous-même. Ce n’est pas, du reste, qu’un amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister dans un semblable état. Mais nous sentons si bien, comme dans un milieu nouveau, que des pressions inconnues ont changé les dimensions de ce sentiment que nous ne pouvons pas le considérer pareillement. Ce même amour, nous le retrouvons bien, mais déplacé, ne pesant plus sur nous, satisfait de la sensation que lui accorde le présent et qui nous suffit, car de ce qui n’est pas actuel nous ne nous soucions pas. Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les change que dans cette heure d’ivresse. Les personnes qui n’avaient plus d’importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des bulles de savon reprendront le lendemain leur densité ; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien. Chose plus grave encore, cette mathématique du lendemain, la même que celle d’hier et avec les problèmes de laquelle nous nous retrouverons inexorablement aux prises, c’est celle qui nous régit même pendant ces heures-là, sauf pour nous-même. S’il se trouve près de nous une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille – à savoir, que nous arrivions à lui plaire – nous semble maintenant un million de fois plus aisée sans l’être devenue en rien, car ce n’est qu’à nos propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que nous avons changé. Et elle est aussi mécontente à l’instant même que nous nous soyons permis une familiarité que nous le serons le lendemain d’avoir donné cent francs au chasseur, et pour la même raison qui pour nous a été seulement retardée : l’absence d’ivresse. »

Je ne peux que vous encourager à découvrir une œuvre qui permet de retrouver le temps. N’est-ce pas l’utopie ultime pour notre époque ?


[1] Comme un roman, Gallimard, 1992

[2] ...le droit de lire n’importe quoi, le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible), le droit de lire n’importe où, le droit de grappiller, le droit de lire à haute voix, le droit de nous taire.

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