Contribution d'Olivier Abel, membre du comité consultatif nationnal d'éthique.
«Je veux d’emblée dire ma méfiance extrême envers l’idée d’une politique de la mémoire. Elle est dangereuse car on y touche à l’identité, à des attaches affectives qui sont de vrais « explosifs » pour nos sociétés. On est vite dans l’excès de mémoire, jusque sous la forme des politiques du remords —comme si, ne parvenant plus à faire mémoire des gloires ni des malheurs passés, il ne restait plus qu’à faire valoir cette gloire négative d’avoir beaucoup contribué aux malheurs des autres.
On y touche aussi aux manipulations de l’oubli, quand on interdit de faire mémoire et de rappeler un mauvais souvenir. Ou quand on efface du paysage toutes les traces de ce qui devrait n’avoir jamais existé, pour bétonner une paysage tout neuf, méconnaissable, d’où le passé réel soit à jamais banni. C’est ainsi qu’aux politiques de la mémoire, qui sont souvent des politiques du ressentiment, correspondent des politiques de l’oubli, qui sont plutôt des politiques de l’amnésie.
Et pourtant il faut penser ces politiques de la mémoire et de l’oubli, car aucune communauté ne peut exister sans mémoire, et sans oubli. Or il s’est produit une brisure, depuis Verdun et Auschwitz : nous assistons à la fin des Grands Récits, qui donnaient aux humains leur dose de projets et d’optimisme. Et cet effondrement touche aussi l’art de raconter, si important pour la mémoire et l’art de suivre et de reprendre le fil d’un récit, le fil de l’histoire. Cette crise est désormais politique : derrière ses interminables démêlés avec sa propre identité, la France a un problème avec la mémoire, un problème avec l’histoire. Sont elles si fragiles, si incertaines, si peu dignes de confiance, qu’il y ait sans cesse besoin de légiférer ? Pourquoi ce trouble dans notre rapport à l’histoire ?
Après ses tentatives malheureuses à propos des « effets positifs » de la colonisation, l’Assemblée Nationale est sur le point de voter la pénalisation de tous ceux qui contesteraient l’existence du génocide arménien. Je gage que cette fois le vote sera unanime, c’est si facile de se réconcilier contre les « loups turcs » ! Pour ma part j’estime que l’on peut parler de génocide, et que les principaux responsables du gouvernement « jeune turc » de 1915 ont délibérément voulu non seulement déporter mais détruire la population arménienne ; la question ici est cependant différente.
Est-il du ressort de la loi d’arrêter la vérité historique ? C’était le cas jadis, à l’âge du nationalisme le plus exacerbé, quand chaque Nation veillait jalousement sur sa version officielle des faits. Mais suite à la destruction mutuelle des Nations européennes, ce fut l’un des acquis de la démocratisation, de la sécularisation du politique, que d’obtenir une certaine séparation de l’Histoire et de l’État. Pourquoi donc aujourd’hui ces législations qui mettent hors la loi, c’est à dire en dehors du possible débat public, certaines questions, certains termes, certains interlocuteurs ?
Mon propos n’est pas de réserver les questions liées à l’esclavage ou à la colonisation, au génocide arménien ou à la guerre d’Algérie, à la seule corporation des historiens de métier. L’histoire est sans doute une chose trop grave pour être confiée aux seuls historiens. Elle porte bien une charge politique et morale. Mais alors il nous faut aussi mesurer nos responsabilités, et ne pas pointer seulement la paille qui est dans l’œil du voisin : c’est nous, européens, qui avons jeté dans le monde ottoman la bombe de l’idée nationaliste, avec une guerre civile qui dure de 1912 à 1921, nous qui avons orchestré la purification ethnique par le traité de Sèvres.
Et puis si l’histoire concerne tout le monde, il y a quand même des règles du métier, une certaine impartialité et indépendance : l’histoire n’est pas un complot occulte à la Da Vinci code, ni une foire arbitraire d’opinions ou de mémoires communautaires. Il ne faut pas laisser dénigrer la complexité de la recherche et la prudence critique, ni nous réfugier dans des votes unanimes et démagogiques. Il y a dans notre pays un populisme inquiétant, qui s’adresse à ce qui dans l’électorat ne supporte pas la complexité, ni la conflictualité démocratique ordinaire.
On dit qu’une loi permettra de faire l’économie des grands procès qui troublent l’ordre public et où le juge serait seul à trancher : mais justement les procès et débats peuvent aussi avoir une fonction de dissensus pédagogique et civique qui approfondit à la fois les connaissances historiques, l’esprit critique et la confiance dans la capacité de rouvrir ensemble les mémoires.
On me dira qu’il ne s’agit pas de passé historique lointain, mais de mémoires encore vivantes et douloureuses, qui demandent à être reconnues. Certes, les descendants des victimes sont encore des victimes, mais faut-il pour cela jeter l’opprobre sur les Turcs d’aujourd’hui ? Est-il d’ailleurs du ressort de la loi de commander à la mémoire, et d’énoncer le passé à la place de ceux à qui l’on voudrait le faire reconnaître ? Le souvenir ne vient pas aisément sur commande et se force mal. Il existe un nationalisme turc négationniste, mais ne le renforçons pas.
Le non-lieu dans le procès intenté à l’écrivain Orhan Pamuk par des avocats d’extrême droite, le colloque des intellectuels turcs sur le génocide arménien, la lettre officielle par laquelle le premier ministre Erdogan propose à l’Arménie de créer ensemble et dans un cadre international une commission historique et d’en accepter les conclusions quelles qu’elle soient, tout cela montre, non seulement la dépénalisation du sujet en Turquie, mais le travail de mémoire qui s’y effectue. L’énoncé officiel d’une mémoire obligée ne fait il pas l’impasse sur ce travail, et sur ce que l’on peut en attendre ?
Est-ce bien le moment de faire chez nous ce que nous reprochions naguère à juste titre à la Turquie, une histoire à la botte de l’Etat ? N’est il pas politiquement irresponsable de renforcer la pente nationaliste de tous nos pays ? Ne voit-on pas que rien n’est fini, que l’histoire continue, que les guerres sont encore possibles. La pluralité des mémoires, leur obligation à cohabiter dans l’espace public, à se déplacer pour prendre en charge la possibilité d’autres mémoires, n’est-elle pas au cœur de l’esprit démocratique ? Pour cela cependant, il faut que chaque mémoire ait assez de confiance en soi pour ne pas se cacher derrière le rempart mortel d’un interdit ou d’une obligation légale. C’est justement une question de civisme.»