Billet de blog 5 octobre 2009

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Prendre une punaise pour l'homme du destin

Comment une nation s'y prend-elle "pour prendre une punaise pour l'homme du destin ?" "Par la fascination de la force brutale", répond Klaus Mann dans son livre autobiographique Le Tournant. Traduit par Nicole et Henri Roche, col 10/18.

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Comment une nation s'y prend-elle "pour prendre une punaise pour l'homme du destin ?" "Par la fascination de la force brutale", répond Klaus Mann dans son livre autobiographique Le Tournant. Traduit par Nicole et Henri Roche, col 10/18.

Entre cette époque de la république de Weimar (de la guerre de 14/18 à l’avènement du nazisme) et nous, entre cette époque du grand renoncement des intellectuels, Le Clézio n’écrit-il pas que l’écriture peut servir à tout, “sauf à la louange des puissants”, entre cette époque de marche arrière (sur bien des points) de la civilisation et la nôtre j’ai trouvé-là d’inquiétantes ressemblances.

Il avait l’âge de mes parents et en le lisant, j’ai souvent reconnu les odeurs, les couleurs, les mots de ce début de 20ème siècle véhiculés dans les récits entendus dans mon enfance.

S’il avait été peintre, on aurait dit de lui que c’est un portraitiste tant ce livre, le Tournant, est riche en descriptions fines, précises et personnelles de toute une série de personnages dont beaucoup ont été célèbres. L’auteur lui-même n’eut pas à se faire un nom, mais un prénom, ce qui n’était pas une mince affaire. Petit fils d’un sénateur marié à une brésilienne “au charme excessif”, fils “d’un rêveur discipliné”, futur prix Nobel de littérature, et d’une mère issue d’une de ces grandes familles bourgeoises “protégée par sa fortune et par son esprit”, né au milieu d’un monde se mouvant dans les grands salons bourgeois du début du 20ème siècle et au son de la Walkyrie ou de Parsifal.

Portraitiste, oui, mais un portraitiste qui soigna si bien le fond historique de ses tableaux que ce fond en devient peu à peu le premier plan. Jean Cocteau écrira de lui dans une de ses préfaces :“ …à un de mes compatriotes, je veux dire une jeune homme qui habite mal sur la terre et qui parle sans niaiserie le dialecte du cœur”. C’est dans ce dialecte sobre et incisif, toujours sensible mais ne cédant jamais à la sensiblerie que ce livre va nous décrire “l’Allemagne mûre pour l’hitlérisme”.

Le Tournant se présente d’abord comme un récit autobiographique en trois parties relativement distinctes : d’abord la vie de famille et les mythes de l’enfance dans une famille de la grande bourgeoisie Munichoise du début du 20ème siècle, mais avec un père écrivain (Thomas Mann), peintre de la décadence qui garde une certaine nostalgie pour les “ têtes blondes” et un oncle contestataire qui fait partie des intellectuels les plus influents de son temps, tous deux “reprenant sans cesse le leitmotiv qu’ils avaient en commun, le mélange des races, la tension douloureuse et stimulante que provoquait en eux leur double héritage, germanique, méridional et latin.” Cette première partie décrit les premiers pas « tout fous » de la vie du jeune Klaus et de sa sœur presque jumelle Erika. Ce qui frappe c’est la sincérité du ton, la justesse et la sobriété des images même lorsqu’il s’agit des frasques d’une jeunesse à qui personne ne peut indiquer de limites, les adultes ayant dans la guerre de 14/18 perdu toute crédibilité. Epoque “d’innocence politique” d’ennui profond dans les études, de débordement érotique, de velléité d’écriture et de création. Mais lucide, il note déjà pour ces années vingt :

1° “ La civilisation avec laquelle nous faisions connaissance dans les années vingt semblait privée d’équilibre, privée de but, privée de volonté de vivre, mûre pour la ruine, prête à la chute. ”

2° “Après les débordements sanglants de la guerre venait la farce macabre de l’inflation.”

Le premier tournant se situe au moment où Klaus se rend compte que la menace fasciste se précise et c’est alors un témoignage particulièrement intéressant, particulièrement documenté sur les dernières années de la République de Weimar, sur la montée du fascisme dans les esprits, facilitée par la grande peur provoquée depuis 1917 par la prise de pouvoir des Soviets en Russie et par le mouvement des Spartakistes en Allemagne. ( lire à ce sujet le billet d’Edwy Plenel sur Rosa Luxembourg et les débuts, pervers, de la social démocratie allemande.)

La troisième partie sera le récit de l’émigration allemande vers le dernier refuge que vont représenter les Etats-Unis de Franklin Roosevelt au moment où l’Europe toute entière est menacée d’annexion par le régime nazi. Puis la guerre. Comme toutes les guerres. Cette période où, pour reprendre encore les mots de Le Clézio, on avait froid, on avait faim, on avait peur.

Et traversant ces trois parties, la mort omniprésente. La mort proche, le jeune boulanger qui s’est noyé, d’abord, puis les assassinés par les nazis, les épidémies de suicides et de crises cardiaques dans cette période où il fallait savoir renoncer à toute stabilité, à tout avenir.

Ce qui frappe dans cette deuxième partie, ce n’est pas tant la lucidité de l’auteur que sa solitude, l’impossibilité de faire partager à d’autres cette lucidité. Comme si aucun argument ne pouvait faire le poids contre la fascination de la force brutale, contre les engouements racistes des foules, contre les arguments guerriers.

“La hâte vulgaire avec laquelle tant de mes collègues cherchaient et parvenaient à conclure une alliance avec “l’avenir”, c'est-à-dire avec la barbarie à venir, me paraissait inconvenante jusqu’au dégoût” Ce que Julien Benda devait appeler “la trahison des clercs”

Klaus Mann s’interroge : Comment ses contemporains pouvaient-ils ne pas voir Hitler tel qu’il était : “Pas la moindre auréole sanglante, pas d’inscription, pas le moindre signal d’alarme ? Une nation qui avait toujours été si fière de ses poètes, de ses penseurs, acceptait de prendre une punaise pour l’homme du destin.” Et il esquisse quelques réponses : “Qui considère le tragique et l’héroïque comme les valeurs les plus hautes et même, les seules recevables, n’aura qu’une grimace de dédain sarcastique pour les idéaux et les aspirations de la démocratie.”

Cela se traduira en 1930 par une sombre prédiction : “Nous perdrons la guerre (la guerre contre le fascisme soutenu par l’armée) la guerre entre les militaires et la civilisation, les chevaliers brigands contre les honnêtes gens, (car) il y a trop d’admiration perverse pour l’indigne éclat de la force, pour sa brutalité…”

A ceux ( Stefan Zweig ) qui pensaient qu’il ne fallait y voir que l’exubérance de la jeunesse il répond : “Grâce à la psychologie, on peut tout comprendre, même les matraques.”

Face à ceux qui n’ont de hâte que de composer avec les nouvelles idées il paraît extrémiste. Son seul extrémisme pourtant c’est de considérer que le nationalisme hystérique est dangereux. “sans la moindre restriction, sans la moindre réserve qu’elle fût de l’ordre psychologique, du pacifisme, ou du paradoxe diabolique.” Et se sentant étranger à ces enthousiasmes collectifs comme à ces compromissions idéologiques il s’interroge sur tant de distance. Et il conclue “n’était initié aux mystères de l’âme nazie et du jargon nazi que celui qui avait triomphé de sa raison, celui qui y avait à jamais renoncé.”

A ceux qui ont tendance à trouver des excuses au cynisme du temps présent et à l’absurdité qui en découle, je ne saurais mieux conseiller que ce livre.

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