La Question, d’Henri Alleg, est un bouquin célèbre, important, qui fit débat, fut interdit, saisi, brûlé d’une certaine manière, envoyé au pilon, réimprimé à Genève, comme au bon vieux temps des rois, diffusé sous le manteau, torture dans l’Algérie française, sujet délicat, pourtant je ne l’ai lu qu’aujourd’hui.
Alleg est un militant communiste, décédé en 2013, né en 1921, installé en Algérie dès 1939, il sera d’abord journaliste à l’Alger Républicain, journal communiste, avant d’en devenir directeur. Ce journal, qui prend parti pour l’indépendance de l’Algérie, est interdit en 1955, Alleg verse dans la clandestinité, parvient à envoyer quelques articles à l’Humanité, est finalement arrêté le 12 juin 1957. C’est là que débute La Question.
Dans une souricière installée au domicile d’Audin, à Alger, mathématicien et militant communiste, qui « disparaîtra » par la suite, après tortures, Alleg raconte sa mort, sans certitude, il ne voit rien, est en cellule, il attend le même sort, les paras le lui ont promis, avec un troisième, longue rafale de mitraillette, Audin !, on ne viendra pas le chercher.
Il est transféré à El Biar, un centre occulte, non répertorié, il y restera un mois, la question, c’est : où t’as passé la nuit, le nom de tes copains. D’abord propositions de simple bon sens, ne nous force pas à utiliser les grands moyens, puisque tout le monde finit par parler, mets-toi à table tout de suite,sans souffrances inutiles. Puis l’électricité, la gégène, forte tête mon gaillard, j’adore, remets-lui une giclée. Enfin, les méthodes scientifiques, le fameux sérum de vérité. Alleg explique qu’il perd pied, se raccroche à des futilités, ce qui lui permet de conserver la ligne de son fil, ne pas parler. Au bout d’un mois, les militaires abandonnent, on n’en tirera rien, ils apprécient d’ailleurs, en connaisseurs, présentent l’homme à la justice civile, où son témoignage et ses plaintes se perdent dans les sables de la procédure.
J’ai choisi un extrait, parce qu’il fallait bien choisir, mais tout le livre, court, moins de 80 pages, est prenant :
« Brusquement, je sentis comme la morsure d’une bête sauvage qui m’aurait arraché la chair par saccades. Toujours souriant au-dessus de moi, Jacquet m’avait branché la pince au sexe. Les secousses qui m’ébranlaient étaient si fortes que les lanières qui me tenaient une cheville se détachèrent. On arrêta pour les rattacher et on continua.
Bientôt le lieutenant prit le relais de Jacquet. Il avait dégarni un fil de sa pince et le déplaçait sur toute la largeur de ma poitrine. J’étais tout entier ébranlé de secousses nerveuses de plus en plus violentes et la séance se prolongeait. On m’avait aspergé d’eau pour renforcer encore l’intensité du courant et, entre deux « giclées », je tremblais aussi de froid. Autour de moi, assis sur les paquetages, Charbonnier et ses amis vidaient des bouteilles de bière. Je mordais mon bâillon pour échapper à la crampe qui me tordait tout le corps. En vain.
Enfin, ils s’arrêtèrent. « Allez, détachez-le ! » La première « séance » était terminée. »
Le livre sera écrit en prison, à Alger, transmis clandestinement aux avocats. Le drame est que tous les témoignages sont sujets à caution. Les militaires impliqués nieront, l’un d’eux, le lieutenant Erulin, connaîtra son jour de gloire, devenu colonel, en réussissant l’opération Kolwezi, au Zaïre de Mobutu (…et de Giscard), certains affirmeront qu’Alleg, bien loin d’avoir résisté, s’est allongé et a permis l’arrestation de nombreux communistes de l’Algérois. Le général Aussaresses, éminent spécialiste en la matière, confirmera les tortures sur Alleg, tout en disculpant les militaires cités.
La suite est banalement triste. Henri Alleg est condamné en 1960 à 10 ans de prison pour atteinte à la sûreté extérieure de l’état, reconstitution de ligue dissoute, il parvient à s’évader lors d’un séjour à l’hôpital, grâce à l’aide de militants communistes, dont Alfred Locussol (l’O.AS. l’assassinera), il gagne la Tchécoslovaquie, revient en France après les accords d’Evian, repart en Algérie, et doit quitter le pays après le coup d’état de Houari Boumediène, il avait misé sur Ben Bella.
Henri Alleg, La Question, Paris, éd. de Minuit, réédité en 2008 (pour l’extrait cité : pp. 24-25)