Dix livres ! J’aurais dit sept parce que les chiffres ronds ont plus d’endurance que de magie (sauf pour l’âge) et que la lecture n’est jamais très éloignée des contes de leurs mers et de leurs collines. Allons pour dix, cependant, la règle est la règle.
Mes lectures pour beaucoup sont des relectures. Je commencerai par l’une d’entre elles.
Claude Roy, Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer ? (Nrf) Un regard poétique sur la vie, sur l’amour, des phrases qui perdent le souffle à essayer de dire le désir qui coule entre les lignes comme le sable entre les doigts. Et l’enfant qui n’est jamais loin quand l’émotion s’éveille. « La mer qui dort en nous rêve qu’elle nous dérive » Avec des phrases comme celle-ci je fais le tour du monde.
David Grossman . Lui je le découvre. Tu seras mon couteau (Le Seuil) est un de ses romans. Le mot couteau doit attirer en israélien des images différentes de celles qu’il attire en français, c’est un beau mot ici qui ouvre la sincérité absolue. La tentative d’un homme d’approcher une femme inconnue par l’écriture et de s’y livrer à ce combat poétique et tragique contre l’opacité sécurisante… qui nous permet de vivre en paix avec nos proches. De belles pages d’amour "Depuis que j’ai reçu ta lettre je ne cesse de courir autour de toi en rugissant ton nom en silence", des images rugueuses, une langue très personnelle. Dans cet exercice de sincérité absolu, Grossman parvient à éviter les pièges de la psychanalyse et à donner toute sa place à l’aventure de la sincérité, aux étincelles dangereuses quand la distance avec le réel incarné se réduit, à l’enfant qui réapparaît dès que la mémoire oscille sur les temps forts de la vie.Abasse Ndione Ramata. J’avais envie, après avoir lu Fatou Diomé (Le ventre de l’Atlantique) de ma familiariser avec une écriture africaine, un peu au hasard, j’ai choisi Ramata. Le livre est d’un auteur sénégalais. Une écriture directe, une absence de deuxième troisième, voire quinzième degré si présents dans nos écritures européennes que leur absence donne immédiatement le vertige. Tout est dit, tout est décrit. Rien n’est bien et rien n’est mal, la corruption rôde, le livre la montre, il n’explique pas.
Ramata est une femme, belle, une femme qui a tout mais qui porte en elle une blessure. Fille pauvre elle épouse un homme riche et puissant pour lequel elle est « tout ». Il est à ses pieds, mais elle, elle est ailleurs. Un de ses amants est le directeur du grand hôpital dont le gardien est malheureusement le seul homme incorruptible du pays.
La suite de cette aventure, tragique, parfois drôle, mais on rit jaune, glisse peu à peu vers le fantastique, vers la démesure sans le moindre grincement de phrase.
Je n’avais pas lu depuis longtemps de romans américains. Cette fois je me suis laissé guidé par des amis d’un club de lecture.
Russel Bank d’abord avec Américan Darling (Actes Sud). Je suis très surpris de voir un homme se mettre dans la peau d’une femme pour décrire, de l’intérieur une longue aventure qui couvre presque un demi-siècle et l’histoire des années soixante, des ferveurs militantes qui dérivent vers la violence et l’obligation pour l’héroïne de quitter les Etats-Unis vers l’Afrique. Puis on traverse toute l’histoire sanglante du Libéria, toujours à travers l’aventure d’une jeune femme. Femme blanche qui doit d’adapter aux mœurs africaines, qui devient femme d’un ministre noir, puis mère d’émeutiers dans un pays où la violence est le seul langage qui demeure, sous l’œil arbitral des Etats-Unis.
L’écriture est presque journalistique, le roman bien tenu dans sa construction, on avance, on a envie de connaître la suite. L’auteur est un homme drôle et sympathique, courageux dans ses prises de positions. Mais je ne suis pas sûr d’aller vers d’autres livres de lui. Je ne suis pas lecteur de ces longs romans où « l’information » tient beaucoup de place. J’ai besoin que la langue romanesque m’entraîne vers d’autres perspectives que celles que je peux trouver dans les journaux.
Paul Auster ensuite. Chez lui il y a une langue romanesque, une obsession qui marche le long des lignes. Dans « Cité de verre »(Actes Sud) un écrivain reçoit un coup de téléphone destiné à un détective privé. Paul Auster s’évertue à égarer le lecteur parmi ses personnages, une atmosphère de roman policier où l’énigme s’évapore sans se résoudre, des questions philosophiques et des angoisses existentielles. Tous les ingrédients sont là, même un auteur qui veut inventer un nouveau langage et qui invite Don Quichotte dans son projet. Mais voilà, mon baromètre émotionnel ne doit pas être sensible aux mêmes lignes de pression.
Je dirais qu’il y a de très belles pages que je pourrais détacher du livre pour les relire. Le livre, lui, je l’ai déjà oublié. Les critiques parlent de jeux de miroirs, de perte d’identité, de labyrinthes intertextuels… Moi, je reste froid. Je suis interrogé par l’étrangeté du monde… l’étrangeté de l’étrange ne me parle pas.Le troisième livre d’un auteur américain, c’est Philip Roth Un homme.(Gallimard) J’ai attrapé quelques pages de-ci de-là de P.R. dans des bibliothèques. Un regard vif sur la réalité, un style qui ne se laisse pas bousculer, des commentaires d’amis plus que flatteurs, j’ai entamé la lecture dans des conditions presque idéales. Le thème du vieillissement de la maladie et de la mort abordés autrement que par la publicité de l’industrie médicale, je suis preneur. Sobriété des images, vertige du déclin et de ses signes annonciateurs, la bonne distance, pas de fausse note. Mais au bout de cent pages j’ai l’impression de lire une bonne rédaction du troisième âge, je ne suis plus très sûr d’aller jusqu’au bout. Je persévère et je fais bien. Vers les dernières pages un dialogue shakespearien du vieux malade avec un creuseur de tombes qui décrit méticuleusement son travail. Le livre devient un vrai livre, une fiction d’où surgit tout à coup un pan obtus et dérisoire de la réalité.
Le septième livre, c’est Le balcon en forêt de Julien Graq publié comme l’ensemble des livres de cet auteur chez José Corti. Le balcon en forêt, c’est la drôle de guerre, cette période qui va de l’invasion de la Pologne par les armées allemandes à la fin de l’été 1939 et à la déclaration de la guerre par la France et l’Angleterre, jusqu’au 10 mai 1940, au moment où l’armée allemande traverse la Belgique et entre en France. Le balcon en forêt, c’est un dérisoire blockhaus, mal armé, mal ravitaillé, où quelques hommes, sous les ordres d’un lieutenant inexpérimenté, Grange, attendent. Chez Julien Graq, il y toujours une attente, une attente qui n’en finit pas et qui se termine ici à un moment où il est déjà trop tard. Incurie du haut commandement, bureaucratie tatillonne des hiérarchies intermédiaires, application professionnelle des ordres sur le terrain. Le livre ne s’embourbe pas dans des dénonciations, il décrit le temps immobile qu’une jeune veuve éclaire d’une énergie vitale extraordinaire.
“ Ce n’était plus tout à fait une petite fille, quand elle se mettait à courir, les hanches étaient presque d’une femme, les mouvements du cou, extraordinairement juvéniles et vifs, étaient ceux d’un poulain échappé, mais il y passait parfois un fléchissement câlin qui parlait tout à coup de tout autre chose, comme si la tête se souvenait toute seule de s’être déjà blottie sur l’épaule d’un homme.”
Ligne après ligne, comme un long poème, Julien Graq décrit le silence, l’attente, la menace, et la vie qui s’infiltre comme champignons en forêt, la mort qui guète derrière l’arbre d’une immense bêtise.
Le huitième est une relecture. La naissance de l’Odyssée. Homère relu et revu par Jean Giono. La démesure épique exprimée par le verbe démesuré de Giono.
Comme pour Julien Graq, Jean Giono fait partie pour moi de ces auteurs chez qui on peut ouvrir le livre à n’importe quelle page pour se nourrir d’un souffle et d’un flot d’images où on les reconnaît dans un plaisir toujours renouvelé.
“ La mer perfide hululait doucement : ses molles lèvres vertes baisaient sans relâche, à féroces baisers, la dure mâchoire des roches.”
Autre relecture. La photo d’une petite fille française au cœur de la Sibérie, cette petite fille devenue grand-mère qui raconte à son petit fils la France mythique du XIXème siècle, le petit fils qui a son tour vient à la rencontre de ce pays, rencontre entre deux langues, deux cultures qui traversent guerres et révolutions. Survivants sans larmes, sans amertume. L’enfant regarde des photos, des coupures de journaux, reconstitue une histoire. “Nous étions nés, ma sœur et moi, et la vie avait continué malgré les guerres, les villages brûlés, les camps. Oui, si je pleurais, c’était devant leur résignation silencieuse. Ils (les parents) n’en voulaient à personne, ne demandaient pas de réparations. Ils vivaient et essayaient de nous rendre heureux.”
Andréï Makine, dans Le testament français (Mercure de France) transforme en langue riche ce mélange de culture. La justesse du ton et la force des images restent maîtrisés d’un bout à l’autre du livre. Je le considère pour ma part comme l’un des plus grands auteurs actuels de langue française.
Je terminerai par un livre publié aux éditions de l’Aube Mada de Claire Tristan. Exemple pour moi hautement réussi d’un récit personnel qui révèle tout un pan d’histoire. Ici, l’histoire de ces populations de la Réunion qui furent encouragées à émigrer vers Madagascar à l’époque où l’île était colonie française, qui en furent chassés lors du départ précipité et catastrophique des forces coloniales, qui durent repartir vers la Réunion où on va leur mégoter la nationalité française. Mais Mada est d’abord un vrai roman, une femme blanche qui met sa langue d’écriture au service d’une femme noire qui raconte son histoire tragique et sa force de vie dans un récit qui vise la diffusion d’une vérité personnelle nue et jamais la compassion.