Je découvre le billet d'Emmanuelle Carminade et les commentaires au moment de publier ces points de vue qui me semblent complémentaires.
Nouvel hommage donc à la richesse de ce livre.
Le sous titre pourrait être : sous le fait divers, la vie continue !
Ça commence par une question posée mille fois à Anne Valetta : comment c’était quand les gendarmes ont entouré le mas ? Jusqu’à la fin de cette première phrase, c’est un fait divers, ensuite c’est un roman.
Ça commence dans l’ambiguïté : on ne sait pas si ce que raconte Anne est ce qu’elle sait ou ce qu’elle imagine, on ne sait pas si elle le sait elle-même. On ne sait qu’une seule chose : c’est qu’à son miroir elle ne ment pas. Vrai ou faux on ne sait pas, mais sincère, c’est sûr.
Ça commence par l’arrivée d’Anne Valetta et de Pierre Livi dans un village du Gard noyé au milieu des garigues et de la pierre sèche, tout en haut du village. Trois jours avant Pierre a dit « On se tire » parce qu’il s’ennuyait.
“C’était déjà le malentendu sans doute. Il y a deux façon de partir : on fuit ou on va quelque part. Pierre fuyait déjà quelque chose et moi j’allais vers lui”
Ça commence par une enquête confiée à Léon, “Un journaliste avec une gueule de troufion mort en 1916” Un journaliste qui voulait couvrir la guerre et Pourquoi voulait-il « couvrir » la guerre ? “Parce qu’à la guerre on comprend qu’on est vivant”.
On l’envoie vers un fait divers mal élucidé. “Un coup de projecteur sur l’époque, tu vois, un braquage qui passionne parce que le mec disparaît totalement.”
Quand ça a fini de commencer on se rend compte que ça fait longtemps qu’Anne a entamé son récit pour Léon. Pour Léon ou peut-être pour elle-même. Ça, on ne peut pas savoir.
Anne se souvient, ou bien elle invente, on ne sait pas. Elle parle une langue qui semble faite de bric et de broc et sa pensée a l’air de vouloir changer de branche au dernier moment à chaque tentative de se poser. La mémoire, maligne, semble naviguer sur les trois côtés du triangle des Bermudes mais elle parvient gaillardement à éviter les naufrages.
On a envie parfois de rappeler à l’auteur qu’on est là. De lui taper sur l’épaule pour lui dire qu’on ne sait plus qui parle, de qui, de quoi ? L’histoire semble se dérober au lecteur comme Anne Valetta se dérobe à l’enquête du journaliste, comme Pierre se dérobe à la police et à Anne, comme la vie elle-même semble vouloir se dérober à toute enquête de la mémoire. Mais l’écriture, elle, ne tremble pas.
Car Anne ne joue pas, ou du moins, on sent bien que c’est sa vie qu’elle mise à chaque coup. Une vie sans issue de secours, sans cession de rattrapage.
Anne est restée attachée à Pierre et peu à peu on se rend compte que le sujet du livre est là.
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C’est le portrait d’une femme qui ne se laisse pas décrire, ni par le policier qui continue obstinément à rechercher l’assassin de son collègue, ni par le journaliste qui tente d’attacher ensemble des fils qui lui échappent, tout en s’emmêlant parfois dans les fils de sa propre vie. Anne Valetta ne se laisse pas décrire non plus par ses amants de passage qui ne parviennent jamais à dissimuler l’ombre de l’homme que malgré tout et à cause de tout elle a aimé, et qu’elle aime sans doute encore même si elle redoute de le rencontrer tout en poursuivant activement sa recherche.
C’est un portrait de vies effilochées, pas moins belles que les autres.
Il y a quelque chose de Giono dans la façon de l’auteur de faire respirer d’un même souffle, les pierres, les phrases, les objets, les paysages et la chair fragile et désirante de la narratrice. Il y a quelque chose de la puissante vitalité du monde animal et végétal mais le centre du livre, ici, ce n’est pas le rapport de l’homme avec la nature, c’est la mémoire qui récite un désir toujours présent avec ses creux et ses reliefs.
Rien à voir cependant avec de grandes amours romantiques, juste un attachement banal et visceral qui fait penser aux mots de Brassens ( Moi mes amours d’antant…)
Pas la moindre noblesse Mais c’étaient mes amours, excusez-moi du peu.
C’est son amour, c’est sa vie, et elle n’a plus envie qu’on la lui abîme.
Peut-être que le projet de l’auteur est simplement de nous dire que derrières les faits divers sur lesquels nous nous jetons voracement il y a des personnes qui sont faites de chair et de désir, comme toute personne saisie par l’écriture d’un écrivain.
Serge
Ayant lu le livre je l’ai passé à ma compagne qui a écrit son propre commentaire.
Un braquage où deux hommes sont tués. Un des braqueurs et un policier en civil qui passait par là. Ça commence sur fond des années 68/70, la fin coïncide avec la chute du mur de Berlin. Un journaliste qui espérait partir à la guerre pour y faire un reportage est envoyé à Vian, petit village du Gard pour y mener une enquête sur le braqueur non retrouvé.
Une jeune femme qui espère le retour de son homme.
Une histoire qui semble se dérouler toute seule, de son propre mouvement, une histoire qui se raconte de l’intérieur de l’histoire.
Pas de cadre, pas d’ordre, pas de chronologie, pas de description, à peine quelques questions, un histoire qui échappe à elle-même tout en poursuivant son chemin de vie propre.
Une femme qui semble n’obéir qu’à son rythme propre. Elle dit sans fausse pudeur ses élans, son plaisir, son désarroi.
Elle ne cache rien et pourtant elle dit peu : juste l’essentiel. Pas de détails superflus, pas d’histoire superposées, pas d’explications, pas de pourquoi, juste la vie dans sa simplicité nue, la vie qui se fraie un chemin au milieu des vivants.
Anne Valetta ne défend rien, ne justifie rien, ne regrette rien, elle épouse au jour le jour la vie qui est la sienne.
Elle ne répond au journaliste que pour retrouver son propre fil d’Arianne, pour rester vivante de tout ce qui l’a replie, traversée, ébranlée.
L’histoire ricoche à la manière des pas sur les chemins caillouteux de la garrigue, à la manière de la lumière qui accroche un bout de paysage, puis un autre, à la manière de l’eau qui s’élance sans calcul au fil de la pente.
Anne Valetta nous impose son rythme comme elle l’impose à Léon, le journaliste. Et nous sommes “ embarqués ” comme lui dans nos histoires à nous.
Parfois le lecteur ne sait plus d’où parle la narratrice, de qui elle parle…peu importe. On ne s’arrête pas en chemin. Le lecteur est entraîné sur sa propre pente et quelques lignes ou quelques pages plus loin il retombe sur ses pieds…jamais pour longtemps. Une image survient, occupe toute la scène et le lecteur replonge vers d’autres racines, d’autre espaces aveugles, d’autres résonances
Une histoire en noir et blanc qui ne cède rien au clinquant, une histoire d’Anne qui rejoint souterrainement celle de Kanga et Manu. Manu, femme toute en couleur et en mouvement, en violence, femme qui épouse son désespoir de tout son être. Près d’elle, Anne Valetta ouvre les vannes de son propre chagrin, s’écoule, se retrouve.
Evelyne
En espérant la guerre. De Dominique Conil . Publié par Actes Sud
Serge Koulberg