Un jour, j’étais assis dans le TGV à côté d’un homme qui entre Paris et Lyon a raconté cinq fois la même histoire à son téléphone portable, avec les mêmes mots, avec les mêmes exclamations, la même satisfaction.
Je pensais à lui ce matin parce que mon ordinateur est tombé en panne et que je ne peux plus récupérer mon texte parallèle écrit sur Fedydurke et Entre les murs. Or je souffre d’une incapacité totale de redire ce que j’ai dit, de réécrire ce que j’ai déjà écrit. Je n’ai jamais réussi, en quelque sorte, à capitaliser mes avantages. Voilà le drame et voilà le lien avec mon co-passager du TGV.
Nouveau texte donc, mais peut-être que cette introduction hors sujet est déjà dans le ton du sujet. Witold Gombrowicz auteur de Ferdydurke (Ed.Christian Bourgeois) etFrançois Bégaudeau auteur de Entre les murs (ed.Verticales).
Qu’y a-t-il de commun entre un homme (Gombrowicz) qui poursuit les illusions au fond de leurs tanières avec une gesticulation burlesque qui n’est pas sans rappeler les Max Brothers, avec une phrase baroque qui invente ses mots et ses tournures (il est question ici de la très actuelle question de la cuculisation de la population), avec un regard sur l’humanité qui n’est pas sans rappeler le rire qui mord de Rabelais, et un homme (François Bégaudeau) qui avec une honnêteté impitoyable nous fait vivre en direct l’illusion de la Transmission du Savoir, qui décrit sa peine sans sortir ses griffes, …tout juste son ciseau de montage?
Qu’y a-t-il de commun entre un homme qui invente une fiction qui déstructure les formes de romans qui nous servent d’écran total « contre la vie nue » et celui qui décrit un réel dans sa matérialité cinglante, un réel plus hallucinant encore que la fiction.
Dans l’un comme dans l’autre de ces livres, les outils qui nous servent habituellement à construire le sens sont complètement dépassés par la verve inventive de l’un comme par le réalisme béton de l’autre. A croire que le réel et la fiction ne font qu’un, qu’il n’y a rien à comprendre, qu’il n’y a dans l’un comme dans l’autre livre qu’à suivre l’histoire selon le montage de haute précision qu’en font les auteurs. La grosse caisse de notre compréhension résonne de mille coups imprévus.
Qu’y a-t-il enfin de commun entre le jeune écrivain de trente ans que les Professeurs tentent de cuculiser,( sans doute un diminutif d’infantiliser) et de ramener à l’adolescence et les adolescents (égarés ?) des quartiers que l’institution scolaire tente de conduire vers l’adulte acculturé ?
Entre les murs est un livre où l’effet de masque vient de l’absence de masque et d’un montage extraordinairement maîtrisé de séquences décrites avec une sobriété inflexible : alternance sans transition (si ce n’est souvent : « j’avais très sommeil »), de séquences ritualisées, de la classe, de la salle des professeurs, Robinsons sans terre tentant de garder la tête hors de l’eau, veillant sur la machine à café et sur la photocopieuse, du Principal veillant,lui, sur ses effectifs, des tee-shirts affichant des slogans d’humanité apaisée, du capuchon gardé sur la tête comme une dernière protection contre cette transmission de savoirs décalés, des Conseils de Discipline comme des cristallisés d’impuissance annoncée, des rituels de mesure des rapports de force, et des phrases terriblesoù la coriace absurdité de la situation ressemble au monde fantastique de Gombrowicz : « Elle me regardait avec une sorte de défi noyé dans une immense indifférence méprisante. »
Avec Gombrowicz, le fantastique s’infiltre par chaque mot, chaque image bouscule les attentes et les habitudes du lecteur. Tout est inventé, les personnages s’avancent avec leurs masques archétypes comme dans la Comédia del Arte.Le Professeur, l’Ecrivain secondaire, la lycéenne moderne etc.
Le Professeur analyste « avec son terrible orgueil analytique » et le brillant synthéticien débattent sur un sens dont le vide sidéral atteint avec Gombrowicz des sommets inouïs de profondeurs. Dans « ces mémoires véridiques » les professeurs calés sur des certitudes sans matière promeuvent et transmettent les vérités estampillées : « Nous sommes enthousiasmés par la poésie de Jules Slowacki parce que c’est un grand poète ! » Ce a quoi l’élève répond : « Comment est-ce que ça pourrait m’enthousiasmer puisque ça ne m’enthousiasme pas ? » qui fait écho aux paroles des élèves de François Bégaudeau : « M’sieur, il est pourri ce collège ! », « M’sieur, c’est nul, et tout ! »
Witold Gombrowicz traque les illusions et les idéalismes. Les idéalistes légitimes qui défendent La Pensée Dominante de toute la force de leur sincérité finissent par succomber à leurs propres grimaces après un combat de grimaces hallucinant. Ceux qui, tout idéal reconverti, vont au peuple avec un cœur immense et une naïveté plus grande encore succombent à la force incontrôlée du peuple, les aristocrates cultivent laborieusement leur différence et même « la jeune fille pure qui s’éprend du héros » n’échappe pas à l’œil désillusionné de l’auteur.
La vie n’est que la vie semble dire Gombrowicz, et ce n’est pas triste.
Je ne suis pas de ceux qui jugent pessimistes les auteurs qui décrivent le monde tel qu’ils le voient : à partir de quoi le monde pourrait-il bien changer si ce n’est à partir de ce qu’il est ?
J’en reviens à F. Bégaudeau chez qui le personnage principal, en fin de compte, c’est le mur. Avec cette performance de l’auteur de ne jamais le nommer tout au long du livre, de ne jamais le faire parler dans ce livre qui ne fait que parler.
L’image m’est venue en lisant ces deux livres, d’un mur contre lequel une voiture vient de caler son pare choc avant. La voiture essaye d’avancer. Autour d’elle les badauds badent et conseillent, l’un professe qu’il faut changer les bougies, l’autre affirme qu’il faut regonfler les pneus, personne ne se risque à évoquer une possible marche arrière pour commencer, il serait immédiatement et irrémédiablement traité de défaitiste !
Deux livres que le hasard m’a fait lire ensemble. Si vous avez aimé Kafka ou Italo Calvino, Hasek ou Gogol, si vous aimez les films de Buñuel ou de Fellini, vous ne serez pas dépaysés par ces deux livres.