Carlos Ruiz Zafon“L’ombre du vent” Livre de poche
Existe-t-il des romans « populaires » qui soient des livres exigeants, des livres tout public ?
( à ne pas confondre avec les livres lancés comme des savonnettes)
La fiction peut-elle revitaliser la mémoire à propos des grandes tragédies collectives ? Ce sont des questions que je me pose en refermant ce livre.
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Bien sûr, comme l’a écrit Christel (article du 23 juin) quand elle a présenté ce livre, il y a du roman à l’eau de rose dans ce livre, quelques grosses ficelles de polars, de mystères etde maisons hantéesmais Almodovar ne dit-il pas que tous ses films sont construits d’abord autour d’un beau mélodrame… et combien de « grands écrivains » se sont inspirés du roman noir…
Après tout, on traverse le livre sans jamais s’ennuyer et la guerre civile espagnole n’y est pas seulement en toile de fond : ses crimes, l’atmosphère de peur dans laquelle elle a baigné, le régime totalitaire qui en est sorti, les gens qui ont survécu malgré le régime, tout cela est présent de la première à la dernière page.
Le réalisme réaliste perd pied dès la première page de ce livre et la fiction nous entraîne immédiatement dans ces lieux symboliques de tous les mystères et de toutes les forces occultes : un souterrain, le cimetière des livres oubliés qui jouxte le cimetière de Montjuïc, haut lieu de la mémoire effacée de la guerre civile espagnole. L’action dès le début se déplace dans les parties souterraines de la mémoire avec l’histoire du narrateur, Daniel, né lui-même « après les événements » et quelques survivants au milieu desquels nous retiendront en premier lieu la figure donquichottesque de Fermίn qui symbolise l’endurance et la résistance de la vie face à toutes les formes de destruction qui la menace.
Car le livre, sans être un roman historique, est aussi un livre de résistance. Résistance à l’histoire officielle qui préfère gommer les divisions, les règlements de compte et les atrocités de la guerre civile, et de la décennie qui l’a suivie, résistance à la force obtuse de la guerre civile elle-même symbolisée ici par le personnage de Fumero, “cette âme d’araignée” qui martyrise les chats et les pigeons avant d’assassiner sa mère, et puis d’assassiner les hommes pour le compte des anarchistes puis pour celui des communistes, puis pour celui des fascistes, puis pour le compte de ses propres vengeances, de ses propres obsessions, résistance au pouvoir destructeur de l’argent et de ceux qui en ont trop et qui finissent par être détruits par leur propre démesure, résistance aux forces de destruction des petits dictateurs familiaux qui ne parviennent jamais à modeler leurs victimes à la petite musique de leur folie, résistance à l’auto-destruction… malgré l’acharnement de l’écrivain à vouloir détruire les livres qui n’ont pas accouché de la réalité qu’il souhaitait.
Résistance suprême à la calcination : même brûlés, les livres et les gens échappent à l’anéantissement total et continuent à survivre sans rien perdre de leur énergie.
Le feu ici brûle les livres, mais il brûle aussi les gens, il devient outil de torture, odeur de crime, et la mémoire n’en finit pas de garder un goût de cendre. Ici, ce n’est pas le feu qui purifie, c’est le feu qui mord les chairs des hommes, la chair des livres, la chair de la mémoire.
Mais la fiction répare la mémoire brûlée des hommes. Le livre éveille à la vie, la force du mystère ravive la soif de comprendre.
Je retiendrai de ce livre la peinture forte d’une multitude de personnages et de lieux symboliques :
Jorge qui « derrière sa carapace pompeuse »… « souriait comme les personnes qui n’ont pas d’amis »
Miquel « qui met en doute les affirmations de ses professeurs par des jeux dialectiques » Miquel « qui semble trouver plus de sens à la mort qu’à la vie »
Nuria « qui a une faiblesse pour les causes perdues »
Clara, l’aveugle, amante insatiable, ceux qui meurent sous les balles des policiers, ceux qui meurent sous les balles du souvenir Fernando, le fils du cuisinier qui finit par enseigner dans cette école « où les élèves se comportaient comme des princes hautains et arrogants et leurs professeurs comme des domestiques dociles et cultivés » Yvonne « une maritorne à l’esprit borné et aux délires de princesse »
Julien qui aime Pénélope d’une passion exclusive. Pénélope qui aime Julien au défi de son père.
Daniel qui découvre la vie dans une ville qui se relève péniblement de ses cendres et dans un livre qui semble être la bouche volcanique d’une tragédie qui ne veut pas s’éteindre.
« Mais les livres sont des miroirs où on ne voit que ce qu’on porte en soi-même. »
Et face à tout ce qui garde mémoire, la silhouette sinistre de Fuméro qui sème la mort pour se venger de son propre destin.
Et face à Fuméro, le survivant Fermίn, majestueux d’insolence et de force vitale, séducteur et sage, libertin Espagnol gardant toujours un côté torero et un côté Don Quichotte, éblouissant de culture et d’ingéniosité. Toujours vaincu et toujours invincible. A la frontière de cette démesure où nous entraînent Garcia Marques ou Jorge Amado.
J’ai envie de dire que ce qu’il y a de fort dans ce livre se cache sans cesse derrière une composition complexe qui n’en diminue pas pour autant la présence maîtrisée.
Ce n’est pas un livre que je relirai, mais je n’oublierai pas l’atmosphère lourde de la guerre civile et de ses prolongements décrite ici.
Serge Koulberg