Billet de blog 27 février 2020

jungle et ville (avatar)

jungle et ville

Abonné·e de Mediapart

Mytilène, au cœur de la contradiction européenne

Depuis 2 jours, le gouvernement grec envoie massivement la police anti-émeute sur les îles grecques de Lesbos et Chios pour réprimer les habitants - grecs et réfugiés – qui s'opposent à la création des centres fermés (en clair: des prisons). Il est plus que jamais temps d'entendre les paroles politiques des exilés et de lutter ensemble contre la pure et simple destruction du monde commun.

jungle et ville (avatar)

jungle et ville

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Nous nous tenons au cœur de la contradiction ».

C'est ainsi que Joachim, important acteur du Mosaik Support Center for Refugees and Locals de Mytilène, situait l'espace temps où nous nous trouvions en cette soirée du 30 janvier, réunis dans le théâtre municipal de la ville autour du thème choisi pour cette édition-ci de la « Nuit des idées » : « vivre ensemble ». À l'entrée du théâtre, aucune inscription spéciale et visible de cette thématique, aucune affiche la spécifiant, aucun programme indiquant le nom des participants grecs, français, afghans, congolais, chiliens... À la place, une grande banderole blanche sur laquelle était écrit - en bleu, évidemment - : « Nous voulons récupérer notre ile, nous voulons récupérer nos vies ».

Illustration 1
Face du théâtre Municipal depuis le 22 janvier 2020

De l'autre côté du théâtre, sur le mur arrière qui ne se tient pas face à la mer mais face à la ville, son parc, sa circulation et ses nombreux passants, se trouve une mosaïque rebaptisée « magic carpet ». Elle a été réalisée par une cinquantaine de personnes venues d’Algérie, de Syrie, d'Afghanistan, du Maroc, de Grèce, du Nigeria, du Burundi, de France, d'Irak... Toutes ces personnes mènent actuellement « leurs vies » sur l'île, elles y sont attachées bien que non enracinées et elles ont souhaité rendre à l'île l'image de ce qui en fait la « vie » : non pas Une vie qu'un Nous unifié peut s'approprier, mais cette vie mêlée, tissée d'hétérogènes et de contradictions qui est tout autant la spécificité de l'insularité que traversent et peuplent temporairement, sans ordonnancement, les différents éléments, que de cette petite territorialité de Lesbos que traversent et peuplent temporairement, sans ordonnancement, des humains différents. Chaque petit carré qui compose la mosaïque est marqué d'un mode de faire, d'une certaine esthétique qui diffère que l'on vienne d'Afghanistan, d'Angleterre, de Somalie ou de Grèce et c'est précisément parce qu'aucun de ces carrés ne se ressemble que l'on peut voir l'ensemble. Si les parcelles se confondaient, fusionnaient en annulant toute altérité, on ne verrait tout simplement plus rien.

Illustration 2
Magic Carpet, dos du théâtre municipal

À la face qui, de son bleu et blanc éclatant, a tendance à agresser les yeux et à aveugler le passant, répond un dos qui offre une expérience visuelle douce, accueillante et un message simple et pourtant précieux : tout ensemble ne tient, ne vit, qu'à condition de sa pluralité interne. « Nos vies » ne tiennent que le long de ces articulations d'hétérogènes qui sont la condition de nos devenirs comme elles le sont pour le monde à venir : ce monde qui vient déjà en ne cessant de faire venir, avec lui, des mondes. À l'expérience sensible et politique de cette composition des mondes qui pourtant, de plus en plus, devrait apparaître à chacun comme le propre de sa continuation d'existence1, continuent de répondre, ici comme ailleurs, les crispations identitaires qui placent, elles, leurs conditions de survie dans le maintien ou le retour du même. Vie arrêtée, aveuglée, qui ne voit pas que l'arrêt forcé n'annule pas seulement le devenir ni les vies partagées mais tout simplement la vie. Vie mouvementée, traversée, et traversante qui se détache de la « survie » pour devenir existence. Ex-istere. La composition du mot parle pour lui : pour que l'être se fasse verbe actif, il faut toujours se tenir un peu au-delà de lui, un peu au-delà de soi.

Au-delà de nos maisons, de nos continents, de nos pays, de nos lieux assignés, nous nous tenions, ce soir là, sur l'île de Lesbos, au cœur de la contradiction. Entre des mots qui annoncent des morts et des motifs qui témoignent et promettent des formes de vie, nous avons essayé – et parfois réussi - à nous parler, à nous écouter, à chanter ensemble dans une dynamique d'harmonie mais jamais d'unisson. Tout comme on ne peut voir la mosaïque qu'à condition de son hétérogénéité, on ne peut entendre l'harmonie qu'à condition de ses dissonances, de ses désaccords pluriels. Il y en eut tout au long de la soirée. Pas des oppositions trop facilement imaginées comme confrontant les pro et les anti migrants - pour qui a passé un peu de temps dans des villes comme Calais, Mytilène ou des quartiers comme La Chapelle ou Kypseli on sait que les blocs ne sont jamais si franchement et hermétiquement distribués - mais oui, des contradictions au cœur desquelles il s'agit plus que jamais de se tenir. Elle s'est incarnée en plusieurs endroits ce soir-là, dans la parole d'une habitante de Mytilène qui, comme d'autres, comme de nombreux autres habitants non spécifiquement militants, s'est engagée depuis des années dans des actes de solidarité et d'hospitalité qui l'ont mise en relation plus directe avec ces « autres » qui, une fois rencontrés, devraient surtout devenir des singularités avec un prénom, une histoire, un visage... Mais cette aidante continuait ce soir là, alors qu'à côté d'elle se tenait Diego, représentant de la communauté congolaise et Mariam, représentante de la communauté afghane, de parler génériquement des « gens de Moria » comme s'ils n'étaient tout simplement pas là. Là avec nous, à la même table que nous, dans un partage égal des paroles et des expériences à partir desquelles, justement, un autre « nous » peut prendre forme. Prendre forme vraiment, sensiblement, physiquement, au-delà des mots éclatants qui, sous la lumière des notions comme « hospitalité » dont nos communautés aiment se targuer, font trop souvent perdre de vue les vivants singuliers.

La contradiction se trouvait et se trouve aussi logée au sein-même des sensibilités, des capacités d'écoute que « nous » - les spectateurs, les auditeurs, les observateurs de ces expériences de migration – sommes capables, ou justement difficilement capables, de véritablement donner à la parole de celles et ceux qui ont traversé des mondes et vivent celui-ci - comme ils vivent les villes et ici l'île - sous le mode de la traversée. La majorité des personnes qui ont été envoyées ou renvoyées à Moria ne souhaitent pas rester. Elles ont un projet de vie, des désirs souvent tout à fait fondés d'aller, pour certaines, en Allemagne où une partie de leur famille se trouve, pour d'autres en Angleterre ou en France où elles pourraient parler leur langue, continuer d'exister en tant que chercheur.e, auteur.e, enseignant.e, ingénieur.e... Exister et cesser d'être assignée à l'identité de « personne à sauver » qu'en voulant aider à « sur-vivre » on force à rester en survol à côté de sa vie, de sa vie d'acteur et d'actrice, au même moment où « nous » passons à côté de « nos vies », de nos vies mêlées, de nos vies véritablement mélangées. Au-delà du foyer rassurant que peut créer un titre comme « vivre ensemble », au-delà de la formule simple il y eut, ce soir-là, des récits complexes qu'il s'agissait de vraiment pouvoir écouter. Écouter par des organes ouverts à la complexité telle qu'elle ressort des tissages d'hétérogénéités et d'étrangetés quant aux modes de vie que l'on est véritablement capables, avant même d'accepter, de comprendre et d'entendre. Une vie de traversée, une vie non-installée, une vie toujours déjà en mouvement vers un « au-delà » de l'être installé, est bel et bien une vie. Non pas une vie à sauver, ni même à former pour qu'elle puisse légitimement s'intégrer à l'ensemble existant, mais une vie que l'on peut tout au mieux accompagner et qui « nous » fait exister. Exister vraiment, dans la douceur de la complexité assumée plutôt que dans la force et le forçage des formules trop éclatantes arborées. Mais la mosaïque ne l'emporte pas si facilement sur la banderole, un côté ne l'emporte pas si clairement sur son opposé car ici « nous nous tenons au cœur de la contradiction ».

Les puissants et complexes récits de Diego et Mariam furent « accueillis » ce soir-là, ils furent prononcés par eux deux avec conviction et humilité mais je ne suis pas sûre qu'ils aient véritablement été entendus par un public qui pourtant prêtait attentivement l'oreille. Car nos tympans, nos écoutes et nos ententes sont habités par la contradiction. Celle entre ce que l'on pense être - « des spécialistes de l'accueil » comme le sont en effet plusieurs acteurs et actrices, ONG ou pas, de Mytilène – et ce que l'on peut en même temps dire contre la puissance politique de l'hospitalité. Cette puissance qui dépasse et fait éclater la relation en mal de réciprocité entre celui qui « accueille » au sein d'un foyer constitué et au sein duquel l'accueilli se verra attribué une place jugée juste et bonne pour lui et pour qu'il puisse s’intégrer ; cette puissance qui fait « trembler » les catégories du Sujet installé dans son espace propre et qui rend inaudible la notion de « chez soi » tant qu'elle n'a pas vraiment pris la forme, toujours en travail, d'un potentiel « chez nous ». La composition de ce « chez nous » s'est moins trouvée décrite, ce soir-là, dans les paroles de la native de Mytilène, ou de l'expert qui œuvre dans une des plus vielles associations d'aide de la ville, que dans celles des deux représentants de communautés, congolaise et afghane, lorsqu'ils ont partagé leur expérience du « vivre ensemble » tel qu'ils et elles le fabriquent au sein d'un espace de toute évidence hostile à la vie.

Sur ce bout de terre dévasté, saccagé qu'est devenu le camp de Moria, les personnes migrantes parviennent à vivre ensemble, entre douze communautés qui ne parlent pas la même langue, n'ont pas les mêmes cultures, pas les mêmes religions... Elles ont réussi à mettre en place une organisation politique très fine avec, pour chaque communauté, en plus d'un représentant, un consulat, des responsables spécifiques pour les femmes, les enfants, les problèmes d'hygiène ou de santé... Chacun.e qui s'est engagé.e dans une telle fonction se trouve doté.e d'une double responsabilité : celle de l'écoute et celle de la traduction de et à l'autre. Il faut pouvoir écouter le problème singulier d'une femme seule ou d'un mineur isolé, le mettre en lien avec un problème similaire ou proche rencontré par une autre femme, un autre jeune homme, une famille...afin qu'il apparaisse comme un sujet partagé et donc suffisamment important pour qu'il soit rapporté à un délégué, puis à un représentant. Ce dernier rentre alors dans un autre niveau du travail de traduction, celui dont toute cosmopolitique devrait rêver, celui dont le projet politique de l'Europe rêvait ou qu'on rêvait en elle avant de la voir se transformer en cauchemar d'une Europe moins politique que financière et policière, celui qu'Antoine Berman nomme si justement « l'épreuve de l'étranger » assumant avec pudeur et dignité, l'air de rien, l'alliance entre expérience et difficulté telle qu'elle se vit quand on doit, pour faire entendre l'autre dans « notre langue », comprendre profondément son paysage langagier, ce que tel mot convoque de monde et les proximités que l'on doit oeuvrer à trouver avec le notre. Cette épreuve des mondes qui fait le saveur du possible monde commun est ce que pratiquent quotidiennement Diego, Mariam, Dahrir, Adlib... non pas dans le niveau le plus froid et basique de la traduction qu'ils assument quand ils doivent parler, du fait de leur charge de « community leader » avec les autorités, mais bien plutôt lorsqu'il s'agit de comprendre et parler avec la langue vive des vivant avec lesquels ils doivent co-exister. L'enjeu ici n'est pas seulement de trouver « le terrain d'entente » entre congolais et afghans mais vraiment d'inventer, avec toute l'astuce, l'ingéniosité et la joie, que cela nécessite, des manières de vivre et, oui, d'exister ensemble. C'est une affaire de déplacements continués, de découverte de l'espace de l'autre et de « l'espèce d'espace » qu'est sa vie traversante et qui ramène avec elle des histoires, des savoirs, des saveurs inconnus.

Alors que, de loin, on associe le camp où sont terriblement parqués plus de 21000 migrants, à la puanteur des déchets ou au dégout éprouvé face aux rats qui circulent, ce soir-là, et sans rien « enjoliver » de l'atrocité de la situation, ces « gens de Moria » nous ont parlé de l'odeur des plats partagés et du goût retrouvé lors de cette journée organisée pour partager des recettes et cuisiner ensemble. Leur observation et écoute des problèmes du camp, des difficultés rencontrées par les différentes communautés dans leur capacité à habiter ensemble leur ont fait inventer cette journée qui, pour autant, n'avait pas comme seule vocation de résoudre une tension en trouvant un artifice pour réunir des oppositions. Non, le sens profond de cette journée - comme d'autres que Mariam disait vouloir mettre en place autour du chant, de la danse, de pratiques qui dépassent les formules et les inscriptions, brisent les barrières des langues mais sont aussi des langages qui occasionnent des traductions – c'est bien celui que « nous » devrions toutes et tous entendre car il parle de « nous ». En travaillant à l'organisation de cette journée et en la vivant, ils et elles ont fait vivre la joie et la dignité de l'agissant.e, de celui ou celle qui peut faire plus que passer dans la vie ou passer à côté de ce que serait la vie du fait de n'avoir comme forme de vie que celle qui, au sein des vies installées, ne fait en effet que passer. Plus qu'un ratage ou un défaut à corriger, ces vies qui passent parmi nous sont avant tout nos plus hautes et plus précieuses chances de regagner en existence, en existence dans et du monde. Non seulement elles peuvent nous rappeler ce que « nous » avons tant de mal à reconnaître et accepter depuis nos foyers : que toute vie n'est jamais qu'un passage, que nous ne faisons que traverser la vie de la Terre, de cette terre que nous saccageons en nous l'appropriant, de cette terre et de tous ces bouts de terre et pans de mer que l'on ne devrait jamais être en mesure de « récupérer ». Mais en plus, ils nous enseignent que dans ces vies qui se composent avec la vie des autres (humains comme non humains) tout en sachant que, à tout moment, ce que l'on a construit ensemble peut se transformer, se déplacer, se reconstruire ailleurs... , là dans ces vies d'installations temporaires qui nécessitent de constantes inventions, se tient le sens profond, politique et éthique, du vivre ensemble et de la qualité de vie qu'il donne à chaque sujet qui s'y engage : une existence politique.

Il ne s'agit pas d'être « engagé pour la cause migratoire », il ne s'agit pas de leur « trouver des toits » et de leur apprendre à s'insérer dans une société qui va bien et dans laquelle, ils et elles, comme chacun de nous aujourd'hui en Europe, seront bien. Car non, nous n'allons pas bien. Collectivement, à l'échelle de nos cités, de nos Polis, nous n'allons pas bien et nos existences politiques sont chaque jour mises à mal par les nouvelles stratégies policières des gouvernements français, belges, grecs... Nous ne pouvons dire aller bien quand on est passible de prison du fait de la solidarité, quand on doit se battre contre des autorités locales pour que la représentation de nos vies en forme de mosaïque ne soit pas masquée par une banderole identitaire, quand on risque de perdre un œil ou une main du fait de prolonger cette défense des vies mosaïques en action de protestation contre la transformation d'une île complexe, mélangée, en série de prisons et de centres fermés. Aujourd'hui, 25 février, 200 policiers anti-émeutes qui ont été formés « à la française » à l'usage du gaz lacrymogène et des jets d'eau sont envoyés sur l'ile de Lesbos pour réprimer les locaux qui s'opposent à la construction des nouveaux centres fermés prévus par le gouvernement. La violence policière a déjà commencée, on finit presque en Europe par s'habituer, par s'accoutumer à l'intolérable au point de ne plus bien discerner quand une situation peut « légitimement » être considérée comme telle. On pense qu'il y aura toujours pire, qu'un seuil n'a pas encore été franchi et que l'on doit plutôt tenter de « faire avec » l'apparent inacceptable d'une situation. Oui, nous manquons d'un verbe comme le rappelait ce philosophe si précieux de la « raison nomade », Jean Borreil, nous manquons de ce verbe « intolérer » qui transformerait l'indignation verbale en acte véritable de refus, de rejet physique et concret de ce dans quoi nous sommes collectivement placés.

Il s'agirait d'interrompre, d'arrêter de s’accommoder et de prétendre pouvoir « faire avec » ce qui nie radicalement la possibilité des « avec », des compagnies, des rencontres, des mondes communs. Il s'agirait de reconnaître la portée collective de l'action des femmes de Moria quand elles viennent, elles, interrompre la circulation du centre de Mytilène pour manifester, sans discours mais par leurs corps assemblés, le simple fait qu'elles existent, qu'elles ex-istent vraiment, qu'elles sont là, avec leurs enfants, loin de chez elles et, à présent, loin du camp où on les force à être. Elles existent ici et ne pas les considérer dans leurs existences c'est « tolérer » cet intolérable que nos sociétés européennes ont placé dans des mémoriaux et monuments comme s'il s'agissait du passé alors qu'il est juste là, devant nous : l'intolérable du meurtre généralisé. Nos regards sont eux aussi habités par la contradiction... Ils semblent ne pas pouvoir voir ce qui se manifeste évidemment ici, tant dans ce qui risque la pure et simple éradication que dans ce qui se recompose là en termes de résistance et d'existence politique pour le présent et l'avenir. Yeux malades, oreilles bouchées, langues asséchées par trop de torsions entre des dires et des contre-dictions : non nous n'allons pas bien. Nous pourrions déjà aller en peu mieux en soignant nos visions, nettoyant nos tympans, tentant les déliaisons de langues par la traduction et, sans doute, cette nuit à Mytilène tentait d'apporter une contribution à cet éventuel regain de santé. Oui, des choses se sont dites, des humains se sont rencontrés, des communautés mêlées se sont affirmées : sur scène avec les chorales interculturelles comme dans le public qui fut composé, toute la nuit, tant par des locaux que par des groupes de femmes afghanes, somaliennes venues du camp ou des jeunes congolais résidant en ville ou en bordure et qui retrouvaient un peu de leur langue ce soir-là.

Illustration 3
Femmes de Moria devant le théâtre municipal

Mais cette nuit du « vivre ensemble » a aussi rendu visible l'ancrage profond des contradictions sans le travail desquelles nous ne ferons sans doute rien de plus que des belles banderoles pour affirmer nos oppositions aux gouvernements. Quand, après le remarquable récit de Mariam racontant l'implication des femmes dans ces inventions cosmopolitiques, un auditeur, expert de l'accueil reconnu, lui donne ce conseil de « bonne entente » nécessaire au sain et apaisé « vivre ensemble » de ne pas « manifester comme ça dans la rue », qu'elles ne vont pas être acceptées si elles « interrompent la vie des habitants », qu'elles feraient mieux d'aller s'adresser aux autorités pour « faire entendre leurs revendications et surtout faire des propositions » ... quand on entend cela, en effet, on peut éprouver un certain découragement quant aux actes et acteurs de cette hospitalité que, des deux côtés de l'accueillant et accueilli, on veut voir advenir. Car entre « faire avec les politiques existantes » et faire une nouvelle politique qui a pour nom cosmopolitique et qui sait, elle, faire rimer hospitalité avec égalité radicale, il y a un monde. Mais peut-être est ce précisément parce qu'il y a ce monde, parce que le monde est là et pas entièrement fracturé en territoires isolés, en centres fermés pour les migrants et en centres-villes nassés pour les locaux protestants, que l'on peut aussi entendre, dans la « contradiction » apportée aux propos de Mariam, un écho d'autres mondes et un horizon de monde qui tire son commun des alliances lointaines.

En effet, tout comme il est regrettable que l'expert de l'accueil dont la militance et l'opposition à la politique locale est pourtant bien connue, n'ait pas saisi la dimension de politique partagée qu'il y avait dans cette action des femmes, il est remarquable de trouver, dans le conseil qu'il donne, la même formule qui fut et est distribuée, ici et là, en Europe, pour des sujets tout autres que celui de l'accueil : « exprimez vos revendications et surtout faites des propositions ». On a dit ça aux places occupées de Syntagma à Wall Street, on a dit ça aux Zadistes, on a dit ça aux Gilets jaunes, on dit ça aux grévistes en France depuis décembre et on dit probablement ça aujourd'hui aux habitants de Mytilène. « Vous êtes contre les centre fermés, d'accord mais vous ne voulez pas non plus que la situation continue à exister ainsi. C'est intolérable.». Personne ne dira le contraire mais on peut contre-dire le constat d'absence de proposition en se mettant à dire « tout contre », tout près des récits des personnes migrantes, tout près de ce qu'elles nous disent et disent de nous pour parler depuis leurs expériences et au nom de nos existences. Ces personnes sont les seules à avoir de l'expertise en terme, non pas d'accueil, mais d'organisation de vie dans des situations de traversée, d'installation temporaire et forcément mêlée à d'autres. Il s'agit je crois, plus que jamais aujourd'hui, d'écouter et de faire taire un peu nos langues tendues qui énoncent trop vite pour les mettre au service de ces enseignants du monde qui le vivent en le traversant. Une communauté de traducteurs et traductrices comme condition de la communauté politique d'acteurs et d'actrices. L'action et l'agitation viennent après l'interruption, le suspens de la parole, l'attention offerte pleinement, sans obstruction. C'est cela qui se produit depuis quelques années dans nos modes de mobilisation qui résistent, ensemble et différemment, au diagnostic disant « qu'il n'y a pas d'autre solution, qu'il n'y a pas d'alternative ». On se met, sur les places, sur les ronds points, dans les forêts... à écouter et s'écouter différemment reconnaissant les savoirs dans les vies qui se vivent comme elles peuvent plus que dans les règles des vies que l'on devrait vivre. On prend le temps de l'attention et, ça dure, ça a commencé depuis plusieurs années et ça ne pourra s'arrêter du simple fait d'une réponse de gouvernement. Car l'exigence est trop grande et elle n'attend pas de plan de solution. Elle se prolonge en perpétuelle recomposition d'un « nous » dont la condition d'existence est le mélange interne2.

Aujourd'hui, à Lesbos, tout s'arrête. On est réunis, migrants, locaux aidants, locaux voulant que la situation change mais pas forcément « pro-migrants », étrangers qui de loin continuons à croire en ces rapprochements ou plutôt à voir dans ces mises en proximité des mondes, l'arrivée potentiellement proche du monde commun peuplé d'existant.e.s politiques. On est au cœur de la contradiction et acceptons de reconnaître que nos vies dépendent du battement de ce cœur, de ses pulsations qui alternent frappe et repos, qui nous font alterner mobilisation active et calme de la conversation avec ces autres que nous-mêmes qui ne sont rien d'autres que les mêmes que nous.

Camille Louis

1Cette idée fut largement développée par mon immense ami et collaborateur, disparu en Janvier 2018, Etienne Tassin, à qui mes pensées et paroles sur ce sujet continuent d'être dédiées (voir notamment La condition migrante dans le numéro 51 de la revue Tumultes que nous devions diriger ensemble « Cosmopolitique en exils. Des xénopolis à l’édification d’un monde commun », éditions Kimé, 2018)

 2C'est sous des termes assez proches que Judith Butler avait pris la parole à Zuccoti Park« Soit on dit qu’il n’y a pas de revendication, et cela sème le trouble parmi vos critiques – soit on dit que les revendications d’égalité sociale et de justice économique sont des exigences impossibles à satisfaire. Et des revendications impossibles, dit-on, ne sont simplement pas réalistes ni pratiques (…) Mais la vérité, c’est qu’il n’y a effectivement pas ici de revendications qui puissent être soumises à un arbitrage quelconque, parce que nous ne sommes pas réunis simplement pour exiger la justice économique et l’égalité sociale. Nous nous rassemblons en public, nous composons une communauté de corps ralliés dans les rues et dans les parcs. Nous nous levons ici ensemble pour faire démocratie, pour mettre en pratique l’expression Nous le peuple ! » Judith Butler, Des corps en public. Remarques faites le 23.10.2011. Repris dans le numéro 50 de la revue Multitudes. 

Illustration 4
Femmes afghanes de Moria manifestant au centre de Mytilène

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.