Billet de blog 23 septembre 2014

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L’assistanat, genèse d’un concept piégé, Igor Martinache

Ce concept occulte la profonde paupérisation des classes laborieuses et isole, pour le stigmatiser, un groupe.

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Ce concept occulte la profonde paupérisation des classes laborieuses et isole, pour le stigmatiser, un groupe.

Illustration 1

Avec les non moins problématiques « exclusion » ou « insertion », la notion d’assistanat s’est progressivement incrustée dans notre vocabulaire – tant dans nos échanges ordinaires que dans les discours publics – pour rendre compte de la situation de nos concitoyens les plus pauvres, sans que nous ne nous interrogions sur ses implications.

Les origines de l’assistanat
Celles-ci sont pourtant loin d’être anodines et un retour sur les origines de cette notion et des idées qu’elle charrie s’avère bien utile. Comme le rappelait le sociologue Georg Simmel il y a un siècle, la pauvreté ne désigne pas d’abord le manque de telle ou telle ressource, mais une relation : est
pauvre celui qui est contraint de demander assistance au reste de la société. Le contexte social joue donc un rôle primordial, et c’est pour tenter d’enrayer les effets d’une grave crise agricole que les juges de paix anglais du comté du Berkshire, réunis à Speenhamland en 1795, assurent une allocation de secours savamment calculée et financée par un impôt paroissial destinée aux travailleurs agricoles les plus en difficulté et à leurs familles. Celle-ci représente un véritable « droit de vivre » selon Karl Polanyi qui l’a popularisée dans La Grande transformation (1944). Ce système de complément de revenus est progressivement adopté par d’autres comtés non sans donner lieu à de vifs débats qui portent en fin de compte sur les causes de la pauvreté, selon que l’on considère qu’elle est d’abord due aux insuffisances de l’action publique, ou au contraire aux excès d’une assistance qui enfermerait ses bénéficiaires dans leur situation. L’expé­rience de Speenhamland s’interrompt en 1834 avec l’adoption de la « Nouvelle loi sur les pauvres » (New Poor Law) qui impose des contreparties aux bénéficiaires de secours aptes au labeur. Pour recevoir abri et nourriture, ceux-ci doivent désormais exécuter diverses besognes au sein de « maisons de travail » (Workhouses) dans des conditions quasi-carcérales, suivant le principe de « less eligibility » introduit par la loi selon lequel ces conditions doivent être pires que celles de l’emploi le plus difficile au dehors afin de dissuader à recourir à l’assistance.

La profonde paupérisation des classes laborieuses
Est ainsi institutionnalisée la distinction séculaire entre les « bons » et les « mauvais » pauvres, soupçonnés de profiter indûment de la charité de leurs contemporains. On remarquera aussi que l’aide n’est plus versée en espèces, mais en nature, comme pour éviter toute utilisation jugée inappropriée de celle-ci. Alors que la révolution industrielle bat son plein, cette loi escamote aussi la réflexion sur les causes de la profonde paupérisation des classes laborieuses qui en est la contrepartie, rejetant la responsabilité de leur situation sur les miséreux eux-mêmes. Cette logique et l’imaginaire qui l’accompagne vont être battus en brèche par la mise en place des divers dispositifs de solidarité et de protection qui vont constituer « l’État social », sous des formes elles-mêmes diverses selon les pays industrialisés, à partir de la fin du XIXe siècle, avant de revenir avec force avec le tournant « néolibéral » de la fin des années 1970. Lors des primaires du parti républicain pour la présidentielle états-unienne de 1976, Ronald Reagan brocarde dans ses discours la figure de la « Welfare queen » (« Reine des allocs »), une mère célibataire noire du South Chicago qui se complairait dans l’oisiveté en abusant des aides sociales, y compris par la fraude. Tout inventée qu’elle soit, l’image va marquer les esprits et constituer l’une de ces fausses évidences qu’il est inutile de démontrer, charriant au passage de lourdes connotations racistes et morales. L’idée selon laquelle les aides – étendues à certains mécanismes d’assurance sociale comme l’indemnisation du chômage – enfermeraient leurs bénéficiaires dans un cercle vicieux de dépendance plutôt que de les aider à en sortir a son pendant dans la sphère académique avec le débat encore vif aujourd’hui sur l’existence d’une « culture de la pauvreté ». Introduite en 1966 par l’anthropologue Oscar Lewis à partir de l’étude d’une famille portoricaine installée à New York, qui la définit comme un ensemble de normes de comportements développés face à un contexte défavorable mais qui se perpétuerait une fois acquis et se transmettrait à la génération suivante, enfermant une lignée entière dans la pauvreté, cette idée a été rapidement récupérée par les conservateurs pour condamner tout mécanisme de solidarité. Il s’agit au contraire pour leurs adversaires d’une sorte de racisme social à peine voilé consistant à « blâmer la victime » pour mieux masquer les véritables bénéficiaires des règles du jeu social. Car tout bien considéré, les plus assistés ne sont-ils pas à rechercher du côté de la grande bourgeoisie, chez ceux qui délèguent leurs tâches ménagères comme le fonctionnement de leurs usines à une armée de travailleurs ? Et au fond, ne sommes-nous pas tous des assistés, au sens où nous sommes tous dépendants d’une manière ou d’une autre des efforts et de l’attention d’une multitude d’autres ? C’est peut-être en s’en souvenant qu’on pourra retrouver le sens de la solidarité et la substituer à l’assistanat dans nos représentations.


*Igor Martinache est politiste. Il est professeur agrégé de sciences économiques et sociales.

La Revue du projet, n° 39, septembre 2014

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