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Billet de blog 1 août 2012

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Oulkhou 1957–1962. 8. Lla Smina

Nous étions tout au début de la guerre. Le camp d’Oulkhou n’existait pas. Mais, depuis la caserne de Tazaghart, installée en bord de mer dans la ferme Pomarède, qui avait été abandonnée par son propriétaire dès les premiers mois de la guerre, l’armée cernait déjà la région.

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Nous étions tout au début de la guerre. Le camp d’Oulkhou n’existait pas. Mais, depuis la caserne de Tazaghart, installée en bord de mer dans la ferme Pomarède, qui avait été abandonnée par son propriétaire dès les premiers mois de la guerre, l’armée cernait déjà la région. Des groupes de soldats se rendaient dans les villages, prenaient connaissance du terrain, apprenaient à parler aux villageois…

À cette époque, les paysans travaillaient  la terre, faisaient de l’élevage et vivaient heureux. La campagne, inondée de soleil, se remplissait  de paysans dès les premières lueurs du jour.

La saison des figues venait de s’achever, les fellahs entamaient la cueillette des olives, toujours précoces dans cette partie de la Kabylie Maritime. Cette activité requérait la participation de tous les membres de la familles : hommes, femmes et enfants trouvaient à se rendre utiles dans le ramassage des olives. En ce temps-là, en Kabylie, les femmes travaillaient au côté de l’homme dans les champs, dans les jardins… Partout où leur présence était nécessaire. Elles le secondaient dans ses tâches quotidiennes et tenaient un rôle prépondérant dans la gestion des affaires de la maison familiale.

La cueillette des olives se préparait des semaines à l’avance. Il fallait d’abord nettoyer le terrain qui devait recevoir les olives. On coupait les mauvaises herbes qui tapissaient le sous-bois, on dégageait les pierres, on enlevait les branches sèches, stériles et inutiles, de façon que l’olivier prenne un aspect accueillant, prêt à livrer ses fruits dans de bonnes conditions.

Le premier jour de la cueillette était annoncé officiellement après réunion de tous les hommes à la djemaâ, toujours un vendredi matin. Ce jour-là revêtit un air de fête. Les enfants dégringolaient les chemins qui menaient aux champs et à la vallée dans l’enthousiasme et l’euphorie des grands événements. Arrivé sur place, l’homme montait sur l’olivier avec un couffin accroché à sa taille et une gaule bien ciselée à la main. Il secouait les branches pour faire tomber le fruit et, de sa gaule, tirait les branches pour mieux saisir les olives bien mûres et chargées d’huile, produit de base dans l’assaisonnement de tous les plats cuisinés en Kabylie. En bas, les femmes et les enfants rivalisaient d’ardeur et ramassaient les grains noirs et  charnus qu’ils mettaient avec précaution dans des paniers en osier.

Lla Smina était d’une stature robuste, formée dans les travaux des champs et d’élevage. Elle assumait le rôle de chef de famille depuis que son mari ne pouvait plus travailler. Lla Smina habitait chez l’une des grandes familles du village dont elle était très estimée. Elle  allait dans les champs, ramassait les olives, cueillait les figues qu’elle apportait ensuite sur l’aire à sécher. Son fils Hocine s’occupait du petit troupeau de chèvres qui donnait du lait et un peu de viande pour la maisonnée. Ses deux filles l’accompagnaient parfois dans sa besogne ou, le plus souvent, restaient à la maison pour les tâches ménagères.

Ce jour-là, Lla Smina accompagnait son amie Tassadit à Tagrart, un champ appartenant à cette dernière et qui se trouvait à une demi-heure de marche de la maison, près de la rivière. Tagrart possédait des figueraies et des oliveraies très fertiles. Cela grâce à l’existence d’une source au débit exceptionnel. Lla Smina et son amie venaient de terminer leur journée et se préparaient à rentrer tôt au logis.

Dans le même temps, nous étions un groupe d’adolescents à garder nos chèvres de l’autre de la colline,  vers la mer, dans cette partie de la vallée que nous appelons Vouhathem, un champ renommé pour sa production abondante de figues de qualité et d'olives. Nous nous amusions à patauger dans les mares d’eau, entre les buissons de lauriers et de lentisque, tout en surveillant les troupeaux qui broutaient l’herbe grasse des bords de l’eau. Vers le milieu de l’après-midi, nous fûmes très surpris de voir arriver du côté de la plage un groupe de soldats marchant en file indienne le long de la rivière, presque à sec à cette époque de l’année. Chaque soldat portait un barda bien attaché sur le dos. En tête, marchait l’éclaireur, arme à la main, regard scrutateur, doigt sur la gâchette. Un autre homme, d’allure exceptionnelle, avançait au milieu de la file, il était plus grand que le reste du groupe. À sa façon de parler, on reconnaissait le chef ;  juste derrière, un autre soldat, une grosse caisse métallique sur les épaules, tenait un micro à la main et parlait avec lui.

Parmi nous, certains n’avaient jamais quitté le village, et cette intrusion d’hommes en kaki dans leur vie pastorale les effrayait en même temps qu’elle éveillait leur curiosité et les amusait même. Les soldats poursuivaient leur route le long de la rivière. Ils remontaient vers  la source de Tagrart. Puis ils bifurquèrent sur la gauche, prenant le chemin qui menait vers le village. Arrivés au lieu-dit Ighil Nbouharoun, ils marquèrent une halte sur un monticule dénudé d’où ils pouvaient embrasser du regard toute la vallée à leurs pieds et les versants ouest de la région.

Au même moment, Lla Smina et sa compagne venaient de quitter le champ, le corps écrasé sous le poids des fagots de bois qu’elles transportaient sur leur tête. Elles marchaient en tenant chacune un bâton à la main, la taille droite, le buste en avant, la tête haute et les yeux fixés sur l’étroit sentier qui s’enfonçaient sous les buissons de bruyère et de lentisque, très denses  à cet endroit. De l’autre côté de la dépression, à environ un  kilomètre à vol d’oiseaux, l’officier qui se tenait sur le monticule dénudé sortit ses jumelles et scruta les alentours. Il aperçut les deux femmes sous leurs fagots de bois. Il appela un soldat et lui désigna la cible. Celui-ci prit son fusil, visa lentement et tira. Lla Smina reçut la balle en pleine poitrine et tomba à la renverse en poussant un cri. Tassadit  se précipita et tenta de dégager son amie du fagot qui lui écrasait la tête et le cou.

Aussitôt, les paysans, occupés jusque-là dans leurs travaux des champs, furent comme réveillés par la détonation qui résonna dans le creux de la dépression. Les appels au secours poussés par les deux femmes accélèrent leurs mouvements.  Ils arrivèrent en courant sur le lieu du drame, relevèrent la vieille Smina et la transportèrent à la maison sur un brancard improvisé.  

Lla Smina vivait encore. Son fils Hocine, averti par des camarades, arriva en courant. Il alla droit vers la soupente où il trouva sa mère allongée, respirant  difficilement, mais toujours vivante. Elle essaya de sourire en lui prenant la main dans la sienne pour la caresser.  Il se pencha sur le corps de sa mère, menaçant : « Pourquoi es-tu allée, dans ce champ… ? Je t’avais toujours dit de ne pas aller à Tagrart, que c’était  dangereux, mais tu ne m’écoutais pas. Voilà le résultat. Tu es là, allongée, mourante, et nous, qu’est-ce qu’on va devenir sans toi ? Hein ! ! ?… … », puis il se mit  à sangloter. 

On le fit sortir et on tenta de le consoler. Des hommes et des femmes arrivaient nombreux au chevet de Lla Smina, car tous l’adoraient. Chacun essayait de la consoler à sa façon, de l’encourager à tenir bon.  Les femmes apportaient du miel pour la blessure qu’elles espéraient superficielle et guérissable. Un vieux marabout, sage et respecté de tous, lui dit : « Lla Smina ! Lève le doigt et dis la Chahada, tu iras au paradis, n’aie pas peur. » La vieille femme le regarda droit dans les yeux et lui lança cette formule restée célèbre : « C’est chez le Diable que je m’en vais !! »

Dans la soirée, Lla Smina  mourut, entourée de tous, et tous la pleuraient. Ce fut la première victime de la guerre à Oulkhou… Mais, malheureusement, elle sera bientôt suivie d’autres, qui n’auront pas toujours quelqu’un pour les relever, les pleurer ou les enterrer dignement.

Pendant ce temps, le groupe de soldats rentrait au camp de Tazaghart sur les camions militaires qui les attendaient sur la route carrossable en forme de serpent qui descendait vers la mer.

À Tizi-Ouzou le 29 juillet 2012, Akli Gasmi

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