
Une autre mesure plus dramatique prise dès le début de la guerre consistait à brûler toutes les maisons des personnes ayant rejoint le maquis. Et cela, bien avant l’installation du camp militaire à Oulkhou. Notre village en comptait quelques cas. Le jour où la destruction fut décidée, l’armée investit le village, rassembla les hommes sur la place de la djemâa et, toujours dans une atmosphère de violence, l’officier harangua la foule avec des mots durs et dans une langue où dominait l’arrogance et le mépris. Il expliquait à cette population terrassée par la peur ce qu’elle encourait en s’opposant à l’autorité régnante.
On ordonna ensuite aux hommes de démolir la vieille bâtisse. Il faut dire que les villageois ne désignaient jamais la vraie maison du maquisard. On choisit de montrer aux soldats une vieille masure appartenant à la famille et ceux-ci ordonnèrent la démolition et le déplacement de la femme et des enfants. Dans la réalité, les enfants des combattants bénéficiaient d’une attention particulière de la part de toute la population qui leur apportait aide matérielle, protection et soutien moral. Mais malheureusement, cette situation allait se dégrader.
Avec la mise en place des clôtures en fil de fer barbelé et l’évacuation des villages alentours, d’autres mesures plus sévères furent prises. Un décompte fut vite fait des familles ayant un membre dans le maquis. Celles-ci furent recensées. On les fit venir sur le terrain d’aviation avec leur maigres bagages. Elles restèrent là pendant une demi-journée, sous un soleil caniculaire de juillet. Des soldats bien armés les surveillaient. Le spectacle était désolant.
Puis, dans un vacarme de pleurs, de cris et d’appels pathétiques poussés par les femmes et les enfants, le chef revint, encore plus arrogant, plus sûr de lui et méprisant. Il montra du doigt la montagne de Tigrine à l’est du village, et sa forêt que l’on disait pleine de bêtes sauvages. Il ordonna à ses soldats de chasser cette masse de vieillards, de femmes et d’enfants vers ces lieux lugubres et remplis de dangers potentiels. Pourtant, personne n’avait peur de la forêt… La vie au village de regroupement avec ses descentes de soldats la nuit, la misère permanente, les arrestations répétées et les scènes effroyables de viol et de torture était bien plus angoissante.
Dès que cette procession de pauvres gens entama sa descente vers la vallée, des cris déchirants s’élevèrent dans la foule. Des enfants s’accrochaient à leurs parents restés au village et ne voulaient pas partir. De vieilles femmes regardaient leurs proches partir vers l’inconnu et pleuraient en silence. Tous ces gens terminèrent la guerre loin de leur foyer, errant de village en village, passant l’essentiel de leur temps à se cacher des soldats qui n’hésitaient pas à les arrêter de nouveau.
Un jour, quatre personnes de notre famille furent reprises et ramenées au camp où elles furent exposées au soleil toute la journée. Sans boire ni manger. C’étaient deux vieilles et deux vieux âgés de 70 à 85 ans. L’armée cherchait à obtenir des renseignement sur leurs fils combattants. L’un d’eux tremblait de fièvre. Sa femme appela un supplétif qui passait par là et le supplia de lui apporter un peu d’eau. Le supplétif s’approcha du malade et d’un geste violent l’obligea à le regarder droit dans les yeux : « Allez, dis-moi où est ton fils et tu auras de l’eau ! » Le vieillard le regarda à son tour et lui dit : « Tu es bien mieux armé que lui, va le chercher si tu es un homme ! » Un gifle claqua ! Le vieillard tomba …
Dans la soirée, les quatre vieux furent conduits hors du camp. On apprit plus tard que seuls trois d’entre eux passèrent la rivière pour remonter le sentier qui conduisait vers la montagne de Tigrine. Deux coups de feu avaient été entendus dans le silence de la nuit tombante. On ne sut jamais ce qui était advenu du corps du vieux Ammi D.
À Tizi-Ouzou le 30 juin 2012, Akli Gasmi
Légende de la photo publiée sur un site eklablog consacré à cette guerre : “Photographie non datée de maquisards algériens de l'ALN (branche armée du FLN) effectuant clandestinement un exercice militaire dans un lieu non identifié.”