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Billet de blog 3 septembre 2012

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Oulkhou 1957-1962. 11. Nna Ouerdia

Nna Ouerdia était la femme de mon oncle Hocine qu'elle avait épousé dans les années trente lorsqu'il avait perdu sa première épouse, Keltouma.

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Nna Ouerdia était la femme de mon oncle Hocine qu'elle avait épousé dans les années trente lorsqu'il avait perdu sa première épouse, Keltouma. Ammi el Hocine était de taille moyenne, avait un corps d'athlète, le regard sévère et la moustache bien fournie. C'était un agriculteur doublé d'un chasseur habile et passionné.  Contrairement à mon père, son frère aîné, qui faisait du commerce et voyageait souvent, et à mon autre oncle Meziane, homme pieux, mystique, adorateur des lieux saints doublé d’un médiateur charismatique incontournable dans la région, Ammi el Hocine avait consacré toute sa vie à l'agrandissement du patrimoine de la famille, à l'extension de ses propriétés et au développement de l'élevage. Il passait l'essentiel de son temps dehors, dans les champs, le jour à défricher, labourer, planter, greffer, et la nuit à veiller sur les récoltes qu'il fallait protéger des sangliers très prolifiques dans notre région. C'était aussi lui qui assurait la sécurité de la famille : protection des biens et des personnes. Son nom suscitait crainte et respect et servait de rempart à tout le hameau. 

Tant que la Grande Maison vivait sous l'autorité patriarcale de Djeddi, chacun savait ce qu'il devait faire et accomplissait ses tâches dans le respect des traditions et à la satisfaction de notre grand-père qui veillait à tout. Cela dura jusqu'au début des années cinquante quand la santé de Djeddi commença à décliner. Conscient du désordre qui risquait de suivre sa disparition, le vieil homme opta pour la séparation des familles et le partage de la propriété entre ses trois fils. Amni el Hocine n’avait pas l’expérience de la gestion d’un foyer. De plus,  il n'avait pas assez d'argent pour faire face aux besoins de sa nouvelle famille, sa femme et leurs trois enfants (Ahmed, son fils aîné, qu’il avait eu avec Keltouma, était élevé par notre grand-mère).  Il décida alors de partir pour l'émigration, afin de gagner de l'argent. Son but était de revenir au village, de construire une nouvelle maison, d’acheter une paire de bœufs et de se remettre au travail de la terre qu'il savait si bien mettre en valeur.

Il arriva en France la tête pleine de projets, l'esprit tout occupé par la nouvelle situation qu'il se proposait d'offrir à sa femme et à ses enfants restés au bled sous la protection de la famille. Il travailla d'abord dans les mines du Nord pendant deux ans, puis tomba malade. Une méchante tuberculose. Il fut hospitalisé et, grâce à sa vigueur, il fut assez vite à peu près guéri. Cependant, les médecins lui déconseillèrent de retourner dans les mines. Il partit pour Paris où un parent l'aida à trouver du travail dans les usines Fulmen. Dans le même temps, il  fut contacté par des inconnus qui lui demandèrent de participer au combat libérateur en devenant militant de la cause nationale : « Pour commencer, lui dit ce contact, tu dois payer tes cotisations, répondre à l'appel du Parti, et te tenir prêt pour les marches et les manifestations que le Front ne manquera pas d'organiser. »

Ammi el Hocine éprouva d'abord une gêne et de l'inquiétude devant  ces idées auxquelles il n'avait jamais pensé. Il manifesta quelque réticence à accepter cette autre  mission qui risquait de l'éloigner de ses préoccupations premières. Il était venu en France pour gagner sa vie et celle de ses enfants et non pour participer  à un quelconque combat. Pourtant, la détermination de son interlocuteur et la force de ses arguments ne lui laissèrent guère le choix… Il finit par acquiescer sans savoir exactement à quoi il s'engageait. Il avait toujours été paysan et, de la politique, il n'en avait jamais fait. 

Les mois passèrent. Ammi el Hocine travaillait, envoyait des mandats au village et remettait régulièrement sa cotisation à un « frère » qui venait le voir à la fin de chaque mois et qu'il ne connaissait pas. Un mot de passe permettait de s'assurer de le destination de son argent. Puis, au printemps 1957, la terrible nouvelle arriva. Le hameau familial avait été investi par des soldats qui en avaient démoli presque toutes les maisons, ne gardant que les caves,  et construisant à leur place des bâtiments plus appropriés à leurs besoins. La famille avait été expulsée, ses enfants, sa femme et ses parents avaient été obligés de chercher refuge un peu partout au village. Comble de malheur, son deuxième fils, âgé de treize ans, tomba malade et mourut dans le mois qui suivit l’évacuation.

Le choc fut tel qu'il se serait jeté sous un train pour mettre fin à ses jours plutôt que de survivre à cette double catastrophe. Des parents, émigrés comme lui, réussirent à le ramener à la raison en lui expliquant que la guerre touchait tout le pays, emportant tout sur son passage, mais que la liberté et l'indépendance méritaient tous les sacrifices. Le militantisme de Ammi el Hocine se trouva renforcé. Il prit la responsabilité de ramasser lui-même les cotisations. Il participa désormais aux rencontres entre militants et devint un maillon important dans le réseau de soutien à la révolution.

Deux ans plus tard, il prit la décision de rentrer au pays pour retrouver sa femme et ses enfants, et aussi pour voir comment la lutte armée se passait sur le terrain. Le jour de son retour, un comble !, il faillit être tué dans une embuscade. Le convoi militaire qui le ramenait de Port-Gueydon au village – à cette époque, c’était le seul moyen de circuler en zone interdite – échappa à une terrible embuscade qui avait été programmée contre lui. Mais, au dernier moment, ce fut un autre convoi militaire, descendant du camp d'Aït-Chaffa, essentiellement composé de supplétifs, qui fut attaqué par les maquisards.

À son arrivée au village, mon oncle trouva tout transformé. Au lieu de la maison où il vivait à l'aise avec sa famille, il fut contraint de partager avec sa femme et leurs deux enfants la pièce unique d'une chaumière, alors même que leur fille avait vingt ans. Il chercha aussitôt à prendre contact avec ses cousins au maquis. Ce qui était relativement facile. Le réseau  local, composé de femmes, fonctionnait  très bien. Il commença par remettre une somme d'argent, des vêtements qu'il avait rapportés à cette intention, et se lança dans les activités de soutien au maquis. Grâce au certificat médical qu’il avait ramené précisant qu’il était toujours tuberculeux,  il fut autorisé à sortir du village pour se rendre à Port-Gueydon et à Alger, « pour se soigner » disait-il.  En réalité, il servait d’intermédiaire entre le village et les responsables de la lutte armée. Par ailleurs, il recevait des maquisards dans sa maison et, malgré son certificat, ses déplacements fréquents hors du village le rendaient suspect…

Un jour, tout bascula. Un supplétif qui faisait une ronde de nuit le long de la clôture en fil de fer barbelé arriva devant sa maison dans laquelle étaient reçus un chef maquisard et ses hommes. La sentinelle placée à la porte cria à l'intention du supplétif qui approchait : « Qui es-tu ? Le mot de passe vite ! », et presque en même temps, sans attendre la réponse, il appuya sur la gâchette et tira. Le supplétif tomba. Touché à mort. Les maquisards et leur chef quittèrent  précipitamment la chaumière et s'engouffrèrent dans la nuit noire. L'alerte fut donnée. Des soldats arrivèrent en quelques minutes, encerclèrent le pâté de maisons. Ils arrêtèrent Ammi el Hocine, sa femme, ses enfants. Nna Ouerdia, qui venait à peine de retrouver son mari après plusieurs années  de séparation, fut enchaînée avec lui et leurs enfants et tous furent conduits au camp militaire la nuit même, ainsi que quelques-uns de leurs voisins. Les autres habitants furent confinés dans leurs maisons le temps que dura l'enquête et les opérations de « nettoyage » (1). Toute communication entre voisins, nous dit-on alors, serait punie de mort.

Si je me souviens bien, cela dura trois ou quatre jours. Après quoi nous fûmes autorisés à sortir de chez nous et à rencontrer les autres habitants. Nous comprîmes alors que plusieurs personnes, hommes, femmes et enfants, avaient disparu. Parmi ceux qui furent arrêtés et emmenés au camp militaire, cinq hommes, dont Ammi el Hocine, furent conduits au camp d'Aït-Chaffa, où ils furent torturés puis exécutés lors de « corvées de bois ». Cinq femmes, dont Nna Ouerdia, furent torturées à Oulkhou même, et gardées au camp militaire pendant une quinzaine de jours.  Quatre d’entre elles seront ensuite libérées, mais la cinquième, Hafsa, qui avait une vingtaine d’années, fut jetée dans un puits (2).  Certains supplétifs, qui travaillaient aussi avec le maquis, furent désarmés et mis aux arrêts.

Quand les femmes furent libérées,  on les  conduisit sur le terrain d'aviation avec une dizaines d'autres familles de prisonniers et, suivant le scénario habituel, l'officier du camp leur désigna du doigt la montagne de Tigrine et leur ordonna de la rejoindre. C’était au mois de juillet et le soleil dardait ses rayons caniculaires sur la pauvre procession de femmes et d'enfants qui descendaient vers la vallée, la plupart pieds nus, le corps décharné, vêtus de haillons, le ventre vide. Après avoir traversé la rivière asséché, où ils ne trouvèrent aucune goutte d'eau pour se désaltérer, ils remontèrent le chemin forestier qui les mena au premier village, Bouboudi, évacué des années auparavant.  Les maisons avaient toutes été détruites. Ne restaient que des ruines. Le cortège s'arrêta et chacun chercha un endroit où passer la nuit. La faim, la soif et la peur empêchaient de fermer l'œil. Seuls les enfants, terrassés par la fatigue, purent dormir un peu.

Le jour arriva lentement. Couverts de poussière et de sueur, le ventre toujours vide, la gorge asséchée, le groupe de refugiés reprit sa marche en direction de la montagne. La prochaine étape était le village Ibahrizene, au milieu des bois, où ne vivaient plus que les chacals et les rapaces. La procession y arriva à la mi-journée. Elle marqua une pause, trouva de l'eau et se désaltéra. À la tombée de la nuit, le miracle se produisit : des hommes sortirent de la forêt et vinrent à leur rencontre. Certains se firent reconnaître. Ils les rassurèrent et les prirent en charge, leur donnant de la galette et des figues sèches.  Ils indiquèrent également l'itinéraire à suivre, les lieux à éviter et distribuèrent à chacun des provisions pour la route.

Et c'était ainsi que Nna Ouerdia erra de village en hameau avec ses deux enfants, Lahcène et Djouhra. À la fin de la guerre on les retrouva, ainsi que d’autres, au camp de regroupement d'Ighil Mehni. On ne  sut jamais comment ils y étaient arrivés. Cette période d'errance, de misère et d'angoisse eut des effets désastreux sur le psychisme des réfugiés. À l'indépendance, Nna Ouerdia revint au village, s'installa avec ses enfants dans la salle qui servait d'infirmerie au camp et où Djeddi fut soigné (3). Elle restait taciturne, s'isolait, préférant vivre seule, loin du monde. Elle chercha les restes de son mari, qu'elle trouva dans les alentours du camp d'Aït-Chaffa. Elle  les ramena pour les enterrer au cimetières des Chouhada (4) aux côtés de tous les frères morts pour la liberté.

Pendant des années, chaque vendredi, Nna Ouerdia se levait à l'aube et allait se recueillir  sur la tombe de celui qui n'avait pas pu réaliser ses rêves de père de famille, mais qui était mort pour la patrie.

Nna Ouerdia s'éteignit en juillet 1982.

À Tizi Ouzou le 29/08/2012, Akli Gasmi

(1) Akli Gasmi reprend ici le vocabulaire utilisé par l’armée et la presse pour ces opérations. On imagine sans peine ce que ce terme recouvrait (A. G.-C.).

(2) Après avoir probablement été violée (A. G.-C.).

(3) Voir Oulkhou 1957–1962. 7. Djeddi (Grand-père).

(4) Pluriel de chahid, c’est-à-dire martyr.

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