Akli Gasmi

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Billet de blog 6 juillet 2012

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Oulkhou, 1957–1962. 3. Un jour, puis encore un jour…

Pendant qu’à Oulkhou s’installait une population venue d’un peu partout, les autres villages subirent le même sort. Toute la région était déclarée « zone interdite », ses habitants regroupés dans deux camps : Aït-Chaffa et Oulkhou.

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Pendant qu’à Oulkhou s’installait une population venue d’un peu partout, les autres villages subirent le même sort. Toute la région était déclarée « zone interdite », ses habitants regroupés dans deux camps : Aït-Chaffa et Oulkhou. Beaucoup d’autres réfugiés arrivèrent des tribus voisines. Notamment de la région de Bejaia où, nous l’avons déjà dit, l’armée avait lâché des soldats sénégalais sur les habitants qui furent contraints de quitter leurs maisons pour sauver leur vie. Ils sont  venus chez nous et ceci  dès le début de la guerre.

Le manque d’eau qui sévissait au village avait aussi affecté le camp militaire.  Pour y remédier, on soumettait la population à une corvée quotidienne. Chaque jour, deux jeunes ou deux hommes avec deux ânes étaient réquisitionnés, à tour de rôle, pour apporter de l’eau à la caserne. Les vieux et les veuves qui ne pouvaient pas s’acquitter de cette tâche devaient payer quelqu’un pour les remplacer. Les adolescents faisaient alors le travail contre 200 francs de l’époque, soit l’équivalent de quatre pains environ. Parfois, en fin de journée,  les soldats qui assistaient au dernier chargement d’eau offraient des tranches de pain aux malheureux corvéables à merci.  

 Pour renforcer leur mainmise sur la population, les soldats inventèrent une formule des plus saugrenues  appelée «  autodéfense », opération consistant à faire surveiller le village par ses propres habitants  de façon à empêcher les frères moudjahidin  de  prendre contact avec les villageois. Du crépuscule à l’aube, un groupe de citoyens était désigné pour passer la nuit dans la djemâa. Une  sentinelle veillait à tour de rôle avec une fusée éclairante à la main. On lui disait de tirer sur la ficelle accrochée à la fusée dès qu’un maquisard venait à s’approcher du village. La fusée partait dans le ciel et l’armée devait intervenir. 

 La formule fonctionna quelques jours puis, une nuit, le  jeune homme affecté à la garde prit l’engin entre ses mains, l’observa de près, attendit quelques minutes, le temps que  ses compagnons s’endorment, puis quitta son poste de garde, se faufila entre les ruelles étroites, et glissa hors de la clôture par la brèche pratiquée dans la ligne infranchissable. La nuit l’absorba. Il était allé rejoindre ses  frères dans la montagne… Il devint un combattant courageux et finit la guerre avec une blessure à la cuisse qu’il traîne encore aujourd’hui. Le lendemain, au lever du jour, le responsable, la mort dans l’âme,  alla signaler l’événement au lieutenant du camp. Aussitôt le père, la mère et les frères et sœurs du coupable furent chassés du village.

Dans le village de regroupement, la vie n’était pas facile. La population vivait dans des conditions absolument inhumaines. L’absence d’eau était la plus ressentie. Ce qui entraînait une carence en hygiène sanitaire. Les lieux d’aisance n’existaient pas. Les familles se débrouillaient comme elles pouvaient.  En général, on attendait le soir pour se soulager dans le noir, qui protégeait des regards. En plus, comme on ne mangeait pas ou très peu, cela réduisait d’autant les besoins en la matière, du moins c’était comme cela que l’on expliquait la chose à l’époque.

La violence couvait partout. Chacun se préparait au pire : être arrêté, emmené au camp militaire, torturé et finir on ne saurait dire comment. Phénomène omniprésent, la psychose étreignait la masse de familles qui s’entassait dans des baraques de fortune, dormant par terre, à plusieurs par pièce, dans une promiscuité totale, écorchant les principes de la morale, de la dignité, de la pudeur et le respect le plus élémentaire. Et la guerre durait !

La disette sévissait. Pendant les premiers mois nous avons vécu sur les réserves récupérées lors de l’évacuation. Mais, très vite, ces réserves furent épuisées. Après quelques mois d’enfermement total, l’armée décida de nous accorder un espace de liberté limitée en nous autorisant à sortir au milieu de la journée à quelques mètres de la clôture en fil de fer barbelé. En effet, sur le versant est du village s’étendaient en pente et au flanc des collines des champs de figuiers, d’oliviers et de vignes, qui constituaient un véritable grenier en  produits agricoles pour les habitants avant la guerre.

C’était aussi la partie la plus riche en eau. Il y avait là la principale fontaine publique avec son réservoir immense et moderne et ses robinets en cuivre scintillant qui s’ouvraient au quart de tour. Beaucoup d’autres points d’eau et des fontaines traditionnelles permettaient d’entretenir des jardins potagers dont  l’apport en légumes frais était considérable pour les familles. Maintenant, tout cela passait  à l’abandon, à cause de l’interdiction et faute de bras pour les travailler. Et puis la fontaine, aussi grande soit-elle,  ne pouvait satisfaire qu’une partie restreinte des villageois puisque la population avait démesurément augmenté. Alors un système de rationnement d’eau fut établi.

Dans ce périmètre autorisé, les gens pouvaient mener paître le peu de cheptel qui leur restait. On y allait aussi pour s’amuser, pour glaner des fruits sauvages, jusque-là interdits, mais qui devenaient précieux et parfaitement comestibles par ce temps de misère.  Les figues et les raisins, on les cueillait à leur sortie de la fleur, loin de la maturité saisonnière, tant la faim nous pressait. On revenait à la maison la bouche et les gencives verdâtres ; les lèvres gercées et la cavité buccale rongée par les aphtes et les maladies de toutes sortes.

Dans ce lieu infernal où s’entassaient plus de deux cents familles, côtoyant la boue en hiver, la poussière par temps de chaleur, beaucoup d’enfants mouraient à la naissance  tandis que  les vieux succombaient à l’absence de nourriture et de soins. Les hommes valides quittaient leurs maisons pour le maquis, d’autres, arrêtés, finissaient la guerre dans les camps où ils travaillaient comme prisonniers  politiques, quand la chance leur était donnée de survivre au supplice de la bouteille, du chalumeau et de la gégène.

Parfois, des autorisations spéciales nous étaient accordées l’espace d’une demi-journée pour aller dans les  champs à la recherche de choses à manger, de bois sec pour le feu et de tout ce qui était utile à la survie d’une population vivant dans le dénuement le plus total pendant cinq années de disette et de violence absurde. La sortie vers les champs obéissait à une véritable organisation militaire. On commençait par inspecter le terrain à investir, on plaçait des sentinelles aux endroit stratégiques, de façon à dominer la situation ; aucun citoyen ne devait échapper à la surveillance des soldats qui avaient l’ordre de tirer sur toute personne dépassant les limites autorisées et le temps imparti.  Une fois le terrain balisé, on donnait l’ordre à la population de sortir, de se mettre en ordre devant le portail du village et d’attendre le signal de départ. Situation mélodramatique où les gens trouvaient des raisons de rire et de plaisanter.

Dès l’ouverture du portail, la foule se précipitait hors de la ligne infranchissable et dévalait les chemins qui descendaient vers la vallée dans un vacarme assourdissant de cris de joie et de bruit d’ustensiles que chacun emportait avec l’espoir de trouver quelque chose à mettre dedans. En été et en automne, les gens rapportaient des quantités appréciables de fruits cueillis dans la précipitation et un désordre indescriptibles.

Il y a lieu de signaler que, pendant ces sorties collectives, la notion de propriété privée s’effaçait. La foule allait prendre les choses là où elle les trouvait. Personne n’avait le droit de se plaindre. Ces moments de liberté surveillée apportaient un soulagement et des ressources à la population enfermée.

À Tizi-Ouzou le 25 juin 2012, Akli Gasmi

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