Akli Gasmi

Abonné·e de Mediapart

Billet publié dans

Édition

1+1

Suivi par 18 abonnés

Billet de blog 8 août 2012

Akli Gasmi

Abonné·e de Mediapart

Oulkhou 1957–1962. 9. LLa Dehbia et ses deux fils

Quand la guerre éclata avec son cortège d'attentats, de meurtres et d'assassinats en tous genres, la vie humaine perdit de sa valeur au profit des idéaux de liberté et d'indépendance, d'un côté, et de l'affirmation de l'autorité régnante, de l'autre.

Akli Gasmi

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quand la guerre éclata avec son cortège d'attentats, de meurtres et d'assassinats en tous genres, la vie humaine perdit de sa valeur au profit des idéaux de liberté et d'indépendance, d'un côté, et de l'affirmation de l'autorité régnante, de l'autre. Chaque hameau voyait s'en aller ses meilleurs fils et ses femmes les plus valeureuses. Les hommes disparaissaient de la lumière, engloutis par le maquis, tandis que d'autres finissaient au camp de Tazaghart, dans les caves et les silos de la ferme Pomarède, où la plupart des chefs de village furent enfermés, torturés, certains même mutilés avant d'être jetés dans les marécages de la vallée de l'oued Sidi Youcef où leurs corps en décomposition étaient retrouvés par des bergers au pied des buissons de laurier.

La mort se banalisait, les arrestations se multipliaient et la violence s'installait partout, broyant les hommes et les femmes qu'elle arrachait à leurs familles, sans pitié, dans la haine et l'impunité la plus totale. Le couvre-feu était imposé à toute la région, la circulation des personnes interdite, les marchés hebdomadaires fermés. Les paysans ne travaillaient plus la terre. Les champs abandonnés ne donnaient plus de récoltes, les denrées alimentaires disparaissaient. Les commerçants d'Azeffoune ne vendaient plus rien, les prix flambaient. L'étau se resserrait autour d'une population apeurée, réduite au silence, mais qui allait se révolter, se mutiler et se déchirer pour survivre.

Nous étions au début de l'année 1956 et la guerre ne faisait que s’intensifier. Lla Dehbia allait alors sur ses soixante-dix ans. Veuve et mère de quatre garçons et de trois filles, elle assumait avec son fils aîné, Omar, toute la responsabilité de la famille. Son plus jeune fils, Saïd, âgé d'une vingtaine d'année, avait rejoint le maquis pour participer au combat libérateur. L'aîné, qui était marié et père d'une nombreuse famille, bien que militant de la cause nationale depuis longtemps, préféra attendre de voir comment allait évoluer la situation.

Vers la fin de cette année-là, l'armée fit une descente au village et réunit les hommes à la djemaâ  pour leur expliquer la nécessité de mettre en place un système de délégation qui représenterait les villages auprès des autorités militaires du camp. Alors que le chef parlait, un jeune soldat se détacha du groupe pour aller visiter les maisons où il demandait à acheter des œufs et des poules. Ce faisant, il parlait aux enfants avec lesquels il se montrait d'une gentillesse exceptionnelle, tout en leur offrant des bonbons. Il revint au bout d'un moment, traînant une brebis toute blanche qu'il venait d'acquérir auprès d'un berger du village. Pendant que son chef poursuivait sa harangue face à la population terrorisée, le jeune soldat faisait des va-et-vient avec sa blanche brebis. Son comportement détendait l'atmosphère et amusait la foule, malgré la violence du moment.

Avec l'installation du village de regroupement et l'évacuation des hameaux alentours, Omar, qui avait été arrêté et torturé au camp de Tazaghart, était devenu sensible, coléreux et souvent de mauvaise humeur. Il décida de ne plus prendre de risque avec ses activités militantes pour se consacrer à sa famille étouffée par la faim, la pauvreté et l'exiguïté du logis. Omar vivait dans la hantise d'une nouvelle arrestation et l'idée de retourner au camp comme prisonnier lui coupait l'envie de vivre.

Dans le même temps, l'armée venait de mettre en place le système d'autodéfense, et Omar fut parmi les premiers inscrits. Puis il s'engagea sans hésiter dans les équipes de supplétifs, formule qui impliquait la participation des hommes encore présents au village à la lutte contre les maquisards. Dans cette position, Omar endossa la tenue et porta les armes contre le maquis où son jeune frère s'était déjà rendu célèbre par son courage, son sens de la tactique militaire et ses exploits de toutes sortes.

Courageux et rusé, le jeune maquisard entreprit de prendre contact avec son aîné dont il refusait d'accepter le revirement et la lâcheté. Il se sentait le devoir de le sauver pour sauver l'honneur de la famille. Suivant la stratégie  habituelle, il informa le réseau de soutien mis en place à l'intérieur du village et, en connaisseur du terrain, il s'introduisit par une brèche pratiquée dans la ligne infranchissable, alla droit vers la chaumière de ses parents, frappa deux coups à la porte, et la maman qui l'attendait se précipita pour ouvrir. Elle l'embrassa dans le noir de cette nuit sans lune et l'étreignit à l'étouffer. Elle éclata en sanglots en même temps qu'elle poussait de petits cris de joie. Elle fut même tentée d'allumer la lampe à pétrole pour mieux apprécier les traits de son visage, savoir s'il avait maigri et garder une image plus nette de son jeune héros, source de fierté et d'espérance, mais aussi cause d'inquiétude et d'insomnie.

Saïd calma l'enthousiasme débordant de sa mère, qui alla retirer dans un coin de la chaumière un pot de miel et un morceau de galette qu'elle avait gardés jalousement pour lui depuis qu'elle avait été informée de son prochain passage nocturne dont elle savait qu'il serait bref. Il prit le morceau de galette et le pot de miel, les passa sur ses lèvres, puis  les posa en tâtonnant sur le bord de la soupente et dit en tenant sa maman par les épaules :
« Écoute, Mère, le temps presse. Au maquis, on mange mieux qu'ici. On n'est pas malheureux ! Et je ne suis pas venu pour ça…
– Oui, mon fils, parle, je t'écoute !
– Je veux te parler de mon frère Omar. Il n'a pas choisi la bonne voie. Nous devons le tirer de là. Lui redonner courage pour lui permettre de retrouver le chemin de la dignité.
– Oui, fils, mais comment faire ? Que vont devenir ses enfants, sa femme ? Tu sais ce qui arrive aux déserteurs…
– Mais je ne te demande pas de lui dire de déserter !
– Ah bon ! Que doit-il faire alors ? questionna la maman, le cœur palpitant, déchiré.
– D'abord, il faut cesser d'avoir peur pour les enfants. La liberté et l'indépendance passent avant tout le reste. Pour la famille, les enfants de mon frère seront mes enfants. »

La mère écoutait son fils dans le silence de la pénombre. Parfois, elle avait envie de prendre son visage dans ses mains pour voir s'il n'était pas blessé.
« Oh ! Les orphelins, la veuve, la misère, le mépris des voisins… c'est une vie difficile de malheurs et de souffrance, dit la mère angoissée. Je suis vieille maintenant et m'occuper des orphelins, ce n'est plus de mon âge.
– Écoute, Maman, Omar peut continuer à porter la tenue, à toucher son salaire. Il nous sera plus utile au camp qu'au maquis. Je m'arrangerai pour qu'il ne soit plus inquiété. Voilà ce qu'il doit faire désormais : il doit avant tout payer ses cotisations et amener ses amis, ceux en qui il a confiance, à en faire autant, récupérer des cartouches, des vêtements et des chaussures… Je te dirai le moyen de nous faire parvenir tout ça, le moment venu. Il doit aussi, et c'est le plus important, nous tenir informés du mouvement des soldats. Quelqu'un viendra te voir pour te guider dans cette tâche. Toi, tu dois d'abord parler à Omar et le convaincre d'accepter de jouer son rôle de moudjahid avec le courage et le dévouement que tout cela implique. À l'Indépendance, tu auras deux moudjahidin et tous les honneurs dus à ton rang. »

Le fils s'arrêta de parler. Il devina que sa mère était plongée dans ses pensées. Lla Dehbia songeait aux graves conséquences, à la souffrance et à tous les malheurs qu'une telle perspective risquait de générer et dont elle était parfaitement consciente. Mais elle se montra pleine d'enthousiasme et de courage pour le combat. « Après tout, mourir pour la patrie est une belle mort » avait-elle entendu dire. Elle promit à son fils de faire en sorte qu’Omar le suive dans la lutte et qu'elle-même se tienne prête pour le sacrifice.

Pendant tout le temps que dura cet entretien, deux sentinelles gardaient la maison et veillaient sur leur chef, Si Saïd. Le jeune maquisard se sentait maintenant soulagé et satisfait de l'attitude de sa mère. Il l'embrassa une dernière fois. Elle le retint en se serrant contre lui un moment, puis le lâcha en poussant un sanglot : « Va, fils, va ! Que Dieu te protège et te soutienne dans le combat et dans tout ce que tu entreprends » lui dit-elle. Saïd sortit. Sa mère colla l'oreille contre la porte et l'entendit siffler doucement. Des deux côtés de la chaumière, des pas vinrent le rejoindre. Elle les sentit s'engouffrer ensemble dans la brèche par laquelle ils s'étaient infiltrés une demi-heure auparavant. Ils dévalèrent le sentier qui menait vers la rivière. Elle devina alors que la nuit noire les avait engloutis.

Après cette visite qui resta gravée dans sa mémoire à tout jamais, Lla Dehbia repensait à cette conversation avec son jeune héros, à sa  façon de parler avec tant d'assurance et de conviction. Elle se sentait fière, malgré la peur des lendemains incertains. Elle avait peur que cela ne finisse par des massacres et des arrestations, comme tout ce que le village avait vécu dans le passé. Elle se ressaisit, conjura le sort et décida de se mettre au travail. Elle parla à son fils Omar et entra dans le réseau de soutien. Et très vite, les activités se développèrent en faveur du maquis.

Tout alla bien, jusqu'au jour où un moudjahid fut arrêté au cours d'une embuscade. Soumis à la torture, ce dernier révéla les activités du réseau et les noms de ses membres. Évidemment, en tête de liste figuraient Lla Dehbia et son fils Omar. On arrêta ce dernier. On lui retira sa tenue et son arme et on l'enferma dans la cave pendant que quatre hommes étaient envoyés au village chercher sa vieille mère qui ignorait encore tout du complot qui se tramait contre sa vie et celle de ses enfants.

Arrivé  à l'entrée de la chaumière, le chef  appela : « Lla Dehbia ! », puis, sans attendre la réponse et dans la précipitation, il enfonça la porte et ordonna aux deux supplétifs qui l'accompagnaient d'entrer et de revenir avec la terroriste. Les hommes entrèrent en force et revinrent vite avec la vieille femme qu'ils traînaient en la tenant par les bras. La pauvre vieille criait :
« Lâches, laissez-moi ! Omar vous tuera !
– Il n'y a plus de Omar qui tienne ! Ton Omar était un traître ! Il est fini ! » rétorquèrent les deux faux frères.

La petite Keltouma courut derrière sa grand-mère et s'accrocha désespérément à sa robe. Elle criait : « Ssetsi (Grand-mère) ! Ssetsi ! » L'un des supplétifs se retourna et frappa du pied l'adolescente qui lâcha prise et roula dans la poussière, criant toujours : « Ssetsi ! Ssetsi !! » Le chef fit alors signe au jeune « soldat à la brebis » de venir. Celui-ci quitta son poste de garde, d'où il avait suivi la scène. Des témoins diront qu'ils l'ont vu tirer un mouchoir de sa poche et qu’il essuyait ses larmes pendant qu'il courait derrière ses compagnons de malheur emmenant la vieille Dehbia vers la prison du camp militaire.

Lla Dehbia passa trois semaines au camp. Elle fut soumise à toutes sortes de tortures et de sévices qu'elle ne révéla jamais à personne. Elle fut ensuite jetée dans une casemate de la tranchée entourant le camp, où elle ne pouvait se tenir qu'accroupie. Elle y resta plusieurs jours, souffrant de faim et de soif. Elle fut relâchée dans un état d'une extrême dégradation physique : visage tuméfié, dents brisées, corps délabré au point qu'elle n'arrivait plus à se tenir debout. Les quelques voisines qui osaient venir lui rendre visite disaient qu'elle ne répondait pas aux questions et refusait de parler. Elle se retirait dans un coin de la chaumière comme pour éviter les regards, les discussions.

Lla Dehbia termina la guerre dans cet état de décrépitude avancée. Le jour de l'Indépendance, avec la liberté retrouvée, elle alla rencontrer un groupe de moudjahidin de passage au village. Elle les trouva dans la maison du marabout en train de déjeuner. Elle entra. Malgré la surprise, tout le monde se leva pour l'accueillir avec le respect et l'honneur qui lui étaient dus. On l'invita à manger. Elle refusa. Le chef l'embrassa sur la tête comme pour lui marquer plus de respect et de considération. Puis on lui demanda comment elle allait :
« Je vais très bien, Dieu merci ! Vous voilà donc sains et beaux comme des dieux ! Mais je voudrais savoir, et mon fils Saïd, où est-il ? Pourquoi n'est-il pas avec vous ? Quand va-t-il venir me voir ? »

Les trois hommes arrêtèrent de manger pour se consulter du regard. Le chef se montra désemparé, ne sachant que dire. Il finit par se pencher à l'oreille de son compagnon : « Comment, elle ne sait pas encore... ?? » Suivit un moment de lourd silence. Puis la vieille demanda : « Qu'y a-t-il ? Où est mon fils ? » Elle sembla comprendre et éclata en sanglots qui déchirèrent les cœurs des personnes présentes : « Où es-tu ? Saïd ?! Saïd !!! »

Le chef la prit par les épaules et essaya de la faire asseoir pour la calmer avant de lui dire : « Lla Dehbia ! Ton fils est mort en héros. Il y a de cela trois mois. » Ces quelques mots explosèrent à la face de la vieille mère qui, au lieu de s'asseoir, se prosterna, face contre terre, dans la position de prière. Au bout d'un moment, elle releva les yeux, jeta un regard effaré autour d'elle et se mit à pousser des youyous… à fendre l'âme.

À Tizi-Ouzou le samedi 4 août, Akli Gasmi.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.