Parmi les soucis inavoués qui rongeait l’âme de mon père, il y avait la crainte de voir mourir ses figuiers et ses oliviers qui étaient la seule ressource de survie pour la famille. « Un paysan sans ses terres est un paysan dans la misère », nous disait-il souvent, pour nous pousser à prendre plus de soins de nos champs après l’Indépendance.
Savoir que nos vergers regorgeaient de fruits juteux alors nous mourions de faim dans nos chaumières, enfermés, jour et nuit dans cette prison à ciel ouvert, avec la peur au ventre et le ventre vide, lui torturait l’esprit et l’empêchait de dormir.

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Un jour, mon frère et moi, las de voir la famille souffrir de faim et de soif, sommes allés dans notre champ près de la rivière, où se trouvaient nos meilleures treilles et nos grands figuiers. Nous avons suivi une dépression que nous croyions abritée du regard scrutateur des sentinelles du camp. Ici, il convient de préciser que la caserne militaire vissée sur la colline était située au nord, dominant toute la région, avec vue imprenable sur la mer et nettement détachée du village de regroupement dont elle était distante d’environ trois cents mètres. Le relief très accidenté de notre paysage ne permettait pas de tout contrôler autour du village. Il y avait toujours des zones d’ombre qui offraient la possibilité de sortir sans être vu. Mais le risque était très grand. Et bien des personnes, des jeunes et des adultes, l’ont payé de leur vie.
Ce jour-là nous avons cueilli des figues et rempli un panier de raisins mûris à point. La joie remplissait nos cœurs et nous reprîmes le chemin du retour en suivant la même dépression que le matin. En rentrant dans le périmètre autorisé, nous nous trouvâmes nez à nez avec un groupe de soldats qui nous attendaient. Ils nous conduisirent avec notre petit troupeau de chèvres et notre âne chargé de figues et de raisins directement au camp.
On nous sépara de nos bêtes et de notre récolte si précieuse. Je rêve encore aujourd’hui de ces fruits que nous pensions offrir à nos parents, à notre mère et à nos sœurs tiraillés par la faim en cette période difficile de disette et de famine accrues. Enfermés dans une salle sans fenêtres, mais que nous connaissions parfaitement pour y avoir passé des jours heureux les années précédentes, les années de notre enfance, nous attendions dans le silence que quelqu’un vienne frapper à la porte pour savoir ce qui nous attendait, pour rompre cette angoisse qui bloquait la respiration. Nous pensions à maman, à tout ce qui pouvait l’agiter en ce moment, à mon père et aux reproches qui nous attendaient avec lui : « Pourquoi avez-vous dépassé la limite ? Vous ne m’écoutez pas… », et les coups qui allaient pleuvoir sur nos dos et nos têtes…
Au bout d’un temps que nous croyions interminable, mon frère se mit à pleurer. J’ai essayé de le calmer sans succès. Puis j’aperçus un jeune soldat qui passait devant la porte. Je frappai sur un des battants et j’appelai. Le soldat se retourna, me dit quelque chose que je ne compris pas puis repartit nous laissant à notre désespoir. Au bout de quelques minutes, le voilà de retour avec un autre appelé. Ils ouvrirent la porte et entrèrent. J’ai alors expliqué avec des gestes que mon frère souffrait de rage de dents. L’un des deux sortit et revint vite avec un plateau chargé de coton, de paires de ciseaux et de petites bouteilles d’alcool chirurgical. Il fouilla dans la bouche de mon frère et, avec ses instruments, il arracha les débris de dents qu’il trouva incrustés un peu partout dans sa gencive enflée et dont il se plaignait souvent. Le jeune soldat essuya le sang qui coulait à travers les lèvres douloureuses et se tourna vers moi en me demandant d’ouvrir la bouche. Il me soigna à mon tour et nous indiqua la sortie. Mon frère cessa de pleurer et nous sommes rentrés à la maison, la bouche remise à neuf dégageant une odeur agréable de clou de girofle.
Nous avons trouvé maman défigurée par l’angoisse d’avoir perdu deux de ses enfants. Elle était entourée de voisines venues la soutenir et la consoler. Elle nous sauta dessus et se mit à nous embrasser comme une folle en murmurant des paroles inaudibles dans la pénombre d’un soir d’automne. Mon père était assis dans un coin et nous regardait sans rien dire. Ce soir-là, ma mère nous donna à manger des choses presque comme un jour normal. Mais je passais la nuit à rêver de raisins vermeils dont l’image me hante encore aujourd’hui.
À Tizi-Ouzou le 30 juin 2012, Akli Gasmi