Cela s'est passé à Ighil M’hend, village bâti sur une colline dominant la mer, à moins d’un kilomètre d’une plage au sable blanc et fin, qui n'était pas encore souillé par les flots des estivants tels que nous les connaissons aujourd'hui.
Entre le village et la mer, la ferme Pomarède s’étendait sur une longue bande de littoral, regroupant les meilleures terres et les plus riches de la région. Cette ferme employait des ouvriers saisonniers qu’elle recrutait parmi les hommes disponibles des villages environnants. Elle produisait des céréales comme le blé et l’orge, mais elle était célèbre surtout pour ses raisins de table au goût exceptionnel et ses vins de la meilleure qualité.
Ighil M’hend n’avait pas encore été évacué et la population continuait à travailler les terres fertiles situées dans la vallée et sur les flancs de montagne. L’élevage y était développé. Chaque famille possédait son troupeau de chèvres ou de moutons dont elle tirait lait, viande, toison – laine et cuir. Souvent, le paysan vendait ses bêtes au marché de Port-Gueydon (1). L’argent qu’il en retirait lui permettait d’acheter des vêtements, du sucre, du café, du savon et autres produits manufacturés… !
Dans la famille Aouine, le père avait bien travaillé parfois à la ferme, mais le petit salaire qu’il en rapportait restait très insuffisant au regard des besoins de la famille. Alors il décida de tenter l’aventure de l’émigration où, disait-on, on gagnait davantage. Le voilà donc dans les mines du Nord, tandis qu’au village sa femme s’occupait de leurs trois enfants, du petit troupeau et des travaux des champs. Elle faisait labourer les parcelles de terre par les voisins avec leur paire de bœufs, semait du blé, de l’orge et des légumes secs, qui constituaient la principale ressource économique et vivrière d’une famille paysanne. Dès la petite enfance, les filles et les garçons étaient initiés aux travaux des champs et à l’élevage. L’école n’existait pas, ils apprenaient à garder les chèvres ou les moutons, ils accompagnaient leurs parents dans les petits travaux agricoles, ramassaient les olives, cueillaient les figues ou glanaient les épis de blé après les moissons.
Un certain jour, Fetouma, alors âgée de dix ans, se leva de bonne heure, juste après le départ de sa mère pour la fontaine, qui se trouvait à une vingtaine de minutes de la maison, dans le bois de chênes-lièges. Nous étions à la fin de l’automne, et les premières pluies n’avaient pas encore alimenté les fontaines dont le débit restait très faible. L’eau manquait, et les femmes devaient se lever à l’aube et attendre souvent des heures avant de pouvoir remplir leur cruche.
Pendant que la mère faisait la chaîne à la fontaine, Ouerdia, l’aînée de la famille, s’occupait de la maison. Elle réveilla sa sœur Fetouma et son frère Idir, leur servit le petit-déjeuner composé d’un morceau de galette et d’une tasse de lait, puis, ensemble, ils sortirent le petit troupeau de chèvres et l’âne qu’ils équipèrent de son harnais avant de prendre le chemin vers la vallée. Là-bas, ils passèrent la journée à ramasser les dernières olives, à couper du bois sec pour le kanoun et à garder les chèvres. Fetouma fut vite rejointe par des cousines de son âge avec lesquelles elle jouait à la marelle sur la terre battue où les cases du jeu étaient déjà toutes tracées.
Vers le milieu de l’après-midi, des appels au retour furent lancés depuis les collines. Les paysans, grands et petits, se préparèrent à reprendre le chemin de la maison dans un brouhaha de conversations entremêlées de bêlement de chèvres et de cris d’oiseaux de toutes sortes. Le soleil n’était pas encore couché quand le cortège d’hommes, de femmes, d’enfants et de bêtes traversa la route carrossable qui montait de Tazaghart et faisait le tour du village avant de se lancer à l’assaut des montagnes plus au sud.
Pendant que son frère et sa sœur regagnaient la maison avec l’âne chargé de fagots et d’olives noires enfermées dans un sac de jute, Fetouma s’attarda un moment dans un champ situé entre la route et le village pour permettre à ses chèvres de brouter encore un peu avant de regagner l’étable étroite située à l’intérieur de la maison.
La gamine s’installa sur un rocher au milieu du champ pendant que ses chèvres gambadaient autour d’elle à la recherche de touffes d’herbe sèche et des dernières gousses de caroubes qui pendaient encore aux branches. Un convoi militaire remontant de Tazaghart s’arrêta sur la route juste sous le champ où se trouvait Fetouma. Curieuse et amusée par ces engins d’un autre monde, elle observait ces soldats assis dans les camions, habillés de tenues kaki et tenant chacun un fusil entre les genoux.
Tout à coup, une détonation suivie d’un sifflement déchira le silence du soir. Le sifflement se transforma en une explosion accompagnée d’étincelles et d’un petit nuage de fumée bleue et noire. Une roquette lancée des camions pulvérisa le rocher sur lequel était assise la gamine dont le corps disparut dans ce nuage de fumée et de haine gratuite.
La déflagration provoqua une panique générale et mit le village en ébullition. Tout le monde sortit des maisons. Les hommes et les femmes se précipitèrent vers le lieu du drame. On chercha Fetouma et on retrouva son corps déchiqueté, des morceaux éparpillés tout autour du cratère et sur les feuilles de cactus bordant la route carrossable. Pendant que le village enterrait ce que l’on avait pu récupérer du corps de l’enfant et que la famille Aouine pleurait sa fille disparue dans ce nuage de connerie, de mépris et de haine qui, dans notre région, marqua l’aube de la violence, le convoi militaire s’ébranla, poursuivant sa route vers les montagnes du Sud, indifférent au drame qu’il venait de provoquer.
À Tizi Ouzou le 12/08/2012, Akli Gasmi
(1) Actuellement Azzefoune.