Il arrivait que les sorties, bien qu’autorisées, se terminent mal. Un jour, au retour des champs, deux adolescents, mon grand frère Arezki, qui avait alors 16 ans, et son ami Ali, plus jeune de deux années, furent interceptés et emmenés au camp. Quelqu’un les avait dénoncés. Ils auraient pris contact avec des parents, chefs maquisards très célèbres dans la région. L’officier qui les interrogea eut un doute sur la véracité de l’accusation et demanda un témoignage supplémentaire. L’homme qui se présenta trancha sans hésitation :
« Mon lieutenant, dit-il, ces gosses n’ont rien fait de mal. Et ils n’ont rencontré aucun maquisard. Nous avons cueilli des figues dans le même champ. Ils sont innocents. Regardez-les comme ils tremblent. Et puis misérables, chétifs comme ils sont… »
Sur ces paroles spontanées et sincères, l’officier ordonna leur libération. Cet homme, aujourd’hui décédé, venait par son témoignage de sauver de la torture et d’une mort tragique deux adolescents parfaitement innocents des faits dont on les avait accusés.
Cependant, cela ne se passait pas toujours ainsi. Au plus fort de la disette, survint un événement tragique et nous fûmes condamnés à dix-sept jours d’enfermement total. Interdiction de quitter le village ! Le motif ? Un adolescent avait été arrêté le soir devant sa maison. Un groupe de soldats qui passait par là l’interpella. Le garçon avait fréquenté une école loin de notre village et, de ce fait, il avait appris à parler le français :
« Viens ici !
– Oui Monsieur.
– Où étais-tu hier ?
– À la maison, Monsieur.
– Tiens ! Tu parles français ?
– Un peu, Monsieur.
– Tu as entendu les coups de feu d’hier soir ?
– Non Monsieur. »
Ici, il faut préciser que les parents conseillaient à leurs enfants de répondre « non » à toutes les questions posées par un soldat.
L’adolescent fut emmené au camp et soumis à la torture. M. … dit tout ce qu’on lui demandait de dire. Le lendemain, à l’aube, l’armée fit une descente dans le village. Rassemblement à la djemaâ, et une vingtaine d’hommes fut emmenée au camp. Interrogatoire, torture en règle, et chacun s’en sortait selon ses résistances à la douleur, à la souffrance. En représailles, la population fut enfermée pendant dix-sept jours, privée de mouvements, d’eau et de toute nourriture.
À la fin de cette période, on apprit que le jeune adolescent était mort, fusillé. Finalement après ce drame, on lui avait demandé de dire la vérité :
« Tous ces hommes que tu as dénoncés, ont-ils réellement fait ce que tu nous as dit ?
– Non ! La plupart, je ne les connais que de nom. Je ne sais absolument rien de leurs activités ! Et puis, les maquisards ne confient pas leurs secrets aux enfants !!! Tout ce que j’ai dit, c’était sous la douleur. »
Après cette révélation, on lui dit de rentrer chez lui. Mais, juste à la sortie du camp, un soldat l’attendait, mitraillette à la main, doigt sur la gâchette. Il intercepta l’enfant, pointa son arme sur lui et l’abattit à bout portant. L’enfant porta les mains à son ventre, regarda son assassin, les yeux grand ouverts et tomba face contre terre.
Dans le village de regroupement l'espace manquait. Les paysans qui vivaient de leurs terres, de l'élevage de chèvres et de brebis possédaient aussi en général un âne, un mulet et une paire de bœufs, compagnons et auxiliaires indispensables dans les travaux des champs. Lors de l'évacuation du village une grande partie de ce patrimoine fut perdue. Le peu de bêtes récupérées finit par disparaître faute d'espace et d'aliments nécessaires à leur survie. Les ânes, pourtant très utiles aux familles de paysans, étaient lâchés dans la nature et erraient le long des rivières, à la recherche de l'herbe, de l'eau et d'abris. Ils disparurent très vite, élimés à la mitrailleuse et au canon. Privés de pâturage, les autres animaux mouraient.
Un jeune garçon dont les parents étaient attachés à leur petit troupeau, décida un jour d'enfreindre l'interdiction de sortir du village et partit dans sa maison évacuée. Il entra dans le jardin et se mit à couper de l'herbe qu'il devait rapporter pour ses bêtes.
La sentinelle du camp l'aperçut, le visa et tira. Frappé à mort, l'enfant poussa un cri et tomba dans l'herbe en gémissant. On le ramena à l'infirmerie du camp où il mourut le jour-même.
À quelques mois d'intervalle, son père subit le même sort au même endroit.
À Tizi-Ouzou le 30 juin 2012, Akli Gasmi