L'été 1957 arriva dans l'oppression et la tourmente des événements dramatiques qui s'étaient succédé depuis le mois d'avril précédent. La population vivait dans la peur, la misère et l'absence de provisions et d'eau potable. Les hommes passaient leur temps à la djemaâ en discussions oiseuses et sans intérêt. Certains choisissaient même de disparaître, de fuir... pour rejoindre le maquis.
Un jour, les villageois furent réveillés à l'aube par des cris de soldats qui leur ordonnaient de venir à la djemaâ pour un rassemblement d'urgence. Très vite, tous arrivèrent sur la place du village où ils prirent place à même le sol, se tenant assis, serrés les uns contre les autres, écrasés par la peur de ce qui les attendait et qui se répétait à un rythme infernal. Lorsque le silence se fit, un homme, qui semblait être le chef, haut de taille, le visage osseux, une cicatrice au bas de l'œil, s'avança vers l'assistance pétrifiée.
Il parla d'une voix haute et pleine d'arrogance :
« Nous sommes ici pour vous protéger des hors-la-loi qui volent le pain de vos enfants. Et voilà que, au lieu de nous aider, certains d'entre vous continuent à leur apporter leur soutien, à les recevoir et à les cacher ici même... Mais, que les bonnes gens se rassurent, leur sécurité sera assurée. Nous saurons distinguer le bon grain de l'ivraie. Les rebelles seront repérés et vite éliminés. »
L'homme s'arrêta un instant de parler. Il sortit de sa poche une feuille de papier sur laquelle étaient écrits, en lettres de sang, vingt-quatre noms. Il se mit à faire l'appel. Chaque personne nommée venait s'aligner, face contre le mur de la petite mosquée, les mains derrière le dos. Des soldats armés de fusils de guerre, le doigt sur la gâchette, les tenaient en respect. Vers le milieu de cette liste surgit le nom de mon grand-père : Gasmi Mohand-Ouâli.
Nous étions assis, lui et moi, dans un coin, sur une dalle, sous la treille de la mosquée au passé mythique. Je lui tenais la main au moment où son nom retentit comme un coup de fusil dans la vallée quand « l'écho le redit » (1). J'essayais de l'aider à se lever en même temps qu’il s'appuyait sur sa canne. Mais il trébucha et faillit tomber. Quelqu'un dans l'assistance se précipita et, à nous deux, nous amenâmes Grand-père devant l'officier qui le toisa de la tête aux pieds. Il ne comprenait pas ce que venait faire sur cette liste un vieillard aveugle, au dos courbé et voûté comme une meule, aux mains tremblantes, pouvant à peine se tenir debout. Il appela un supplétif qui semblait lui servir d'auxiliaire :
« C'est bien lui ? C'est son nom... ?
– Oui chef, c'est bien lui, c'est comme ça qui s'appelle (sic). Ici, tout le monde l'appelle comme ça. »
La scène risquait de tourner au ridicule, mais personne n'osait rigoler. Alors, le chef nous fit signe de reprendre notre place. Djeddi, qui ne comprenait rien à ce qui se passait, me harcela de questions : « Qui m'appelle ? Pourquoi ? Qui sont ces hommes autour de nous ? » Mais je tenais sa main serrée dans la mienne, qui tremblait, et je lui dis : « C'est rien, Djeddi, c'est rien, personne ne nous veut du mal... »
En fait, quelques jours auparavant, un homme avait été arrêté le soir en rentrant chez lui. On le suspectait de travailler avec les maquisards. On l'arrêta et on l'emmena au camp où on l'enferma dans une cave que je connaissais bien et qui servait d'étable à nos animaux. Ma mère m'y emmenait souvent quand elle allait traire les chèvres. Cette cave était un long couloir sombre au sol couvert de paille, de fumier et de bouse séchée. En hiver, on avait les pieds au chaud. En été, nous sentions sa douce fraîcheur qui nous changeait de l'étouffante canicule extérieure. L'homme fut attaché au mur. Passé à la gégène, il donna tous les hommes qu'il connaissait. Pour mon grand-père, il se trompa de prénom. Et cette erreur providentielle sauva la vie de notre père. Car en réalité, c'était lui qui était désigné.
Mais pour mon grand-père, ce ne fut que partie remise. Deux années plus tard, un matin, toujours au village de regroupement, Djeddi était assis dans la petite cour, entouré de mes trois petites sœurs et de quelques enfants des voisins. Ma mère se trouvait à la fontaine, qui était autorisée ce jour-là. Elle faisait la chaîne (2) et attendait son tour. Mon père, réquisitionné avec les hommes du village, transportait des pierres sur son âne pour le camp militaire. Vers neuf heures du matin, des coups de canon commencèrent à résonner, assourdissants. Des bombes se succédaient à un rythme infernal et sifflaient au-dessus des maisons. Le mortier du camp était entré en action pour un exercice somme toute devenu habituel, mais qui nous terrorisait toujours autant. Nous disions alors que c’était un « tir de barrage ». Lorsqu'une bombe était tirée du camp militaire, nous suivions son sifflement et attendions, dans une angoisse atroce, de voir où elle allait tomber.
Ce jour-là, j'étais dans le périmètre autorisé, en train de faire paître le petit troupeau de chèvres qui nous restaient. Ma sœur Ouerdia, alors âgée de treize ans, qui remplaçait maman dans les travaux ménagers, venait de rentrer du petit jardin avec une poignée de morceaux de bois sec à la main. Elle allait allumer le feu dans le kanoun resté vide depuis la veille, faute d'avoir quelque chose à y faire cuire. C'est à ce moment-là qu’une bombe, lancée depuis le camp militaire, explosa tout près de Djeddi, lui broyant les jambes et blessant ma petite sœur Yamina, qui porte encore aujourd'hui un éclat d'obus dans sa chair, ainsi qu’une fille des voisins.
Horreur, consternation et panique dans le village. Les gens accourraient de partout. Les enfants pleuraient ; des femmes criaient ; des hommes arrivèrent et se précipitèrent vers le cratère où gisait le corps de Djeddi. On souleva les enfants blessés, on dégagea parmi les pierres et les gravats le corps de mon grand-père tout couvert de sang et de poussière noire, mais encore vivant. On l'emmena à l'infirmerie du camp...
Je revenais du périmètre autorisé avec mes quelques chèvres. Alors que je rentrais dans le village, une femme m'arrêta : « Viens avec moi. Tu ne peux rentrer chez toi. Ta mère n'a rien, mais elle n'est pas à la maison. Elle est partie à l'infirmerie pour soigner ta sœur blessée. » Ces quelques paroles éveillèrent en moi un sentiment de détresse et de révolte. Je fonçai d'abord vers notre chaumière où je trouvai des hommes en train de déblayer le terrain totalement transformé par l'explosion. Une voisine, revenue en hâte de la fontaine, se tapait la poitrine et criait les noms de ses enfants. Dans la pagaille et le désordre général qui régnaient, je vis que la porte de notre chaumière était fermée. Je criai : « Papa ! Maman ! » Un voisin me tira par la main et m'emmena chez lui.
Il y avait là mes trois autres sœurs. Elles pleuraient, affolées. Les deux petites réclamaient leur maman. Ouerdia, qui tenait bon (mais lorsque, cinquante ans plus tard, elle évoqua cette scène devant toute la famille à Alger, elle pleura et resta un bon moment silencieuse) m'expliqua ce qui s'était passé et me dit que, pour Djeddi, des hommes l'avaient emmené au camp. Je sortis en courant et je ne sais comment je suis arrivé en quelques minutes près de Djeddi que j'ai trouvé étendu sur un lit de toile à l'infirmerie du camp.
Mon oncle Hocine était près de lui, un mouchoir à la main. Il essuyait le sang qui coulait de son front et de sa poitrine parsemée d'un duvet blanc. Des sillons rouges parcouraient son corps sur lequel on avait jeté un drap devenu sanguinolent. Je ne pus voir ses jambes. Il était là, dans la maison qu'il avait faite de ses mains, mais qui ne lui appartenait plus, finissant ses jours gisant dans son sang, respirant à peine, avec des petits trous rouges partout sur le corps. De la main, je lui caressais le visage, mais il ne bougeait plus et ne me souriait plus. Je pleurais et je sentis que quelqu'un me tirait par derrière pour me faire sortir. Des soldats arrivèrent avec un brancard dans lequel ils placèrent Djeddi. Un hélicoptère attendait sur le terrain d'aviation. Je le regardais s'élever dans les airs emportant l'ancêtre le plus respecté et le plus vénéré de la famille depuis des générations. Nous étions alors LE 10 MAI 1959 et Djeddi avait quatre-vingt-huit ans lorsque cet oiseau métallique l'emmena « à travers ciel » vers une destination inconnue. Et depuis, je n'ai jamais revu Djeddi.
Jusqu'à ce jour, personne ne sait s’il a été enterré quelque part, ni où. L’hôpital de Tizi-Ouzou, où il devait être amené, n’a jamais confirmé son arrivée. Plus tard, après l’indépendance, des voix se sont élevées pour dire qu’il aurait été jeté du haut de l’hélicoptère sur la montagne de Tamgout.
Aujourd’hui encore, au village, tout le monde se souvient de Mohand-Ouâli et de sa fin tragique.
À Tizi-Ouzou le 22 Juillet 2012, Akli Gasmi
(1) Cf. V. Hugo, « Les Djinns ».
(2) Faire la chaîne : c’est-à-dire « faire la queue » dans le parler algérien. Voir ici ou encore là, ainsi que cette complainte. Cette expression était couramment utilisée avant l’indépendance. Les rapatriés durent apprendre à « faire la queue », comme tout le monde… [A. G.-C.]