Akli Gasmi

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Billet de blog 30 juin 2012

Akli Gasmi

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Oulkhou, 1957–1962. 1. Les premiers jours

Ma mère nous réveilla au milieu de la nuit.  Elle venait d'entendre des pas dans la cour. Des hommes marchaient autour de la maison. Les aboiements des chiens devenaient incessants et leurs hurlements indiquaient qu'on les frappait pour les faire taire. Mon papa, qui venait à peine d'être libéré du camp de Tazaghart, se tenait accroupi devant la porte et essayait de voir ce qui se passait dehors.

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Illustration 1
une vue récente d'Oulkhou

Ma mère nous réveilla au milieu de la nuit.  Elle venait d'entendre des pas dans la cour. Des hommes marchaient autour de la maison. Les aboiements des chiens devenaient incessants et leurs hurlements indiquaient qu'on les frappait pour les faire taire. Mon papa, qui venait à peine d'être libéré du camp de Tazaghart, se tenait accroupi devant la porte et essayait de voir ce qui se passait dehors.

 Une peur panique s’empara de la famille. Notre père ne survivrait pas à une  nouvelle arrestation. On disait aussi que la technique des tortionnaires, qui n'étaient pas tous arrivés de Paris, s'était nettement perfectionnée. L'idée de retourner au camp du bord de mer le faisait trembler. Il ne lui  restait même pas  la force de réfléchir. Ma mère montrait plus de calme et  de force morale. En nous réveillant, elle nous expliqua la situation : « Les soldats sont là,  mais ne craignez rien, ils vont  sûrement partir avant le jour, habillez-vous et tenez-vous prêts. Restez calmes, ils ne touchent pas aux enfants, nous dit-elle ». 

 Nous étions huit enfants, quatre garçons et quatre filles,  que mes parents craignaient de voir devenir orphelins. Car il y en avait déjà dans le village. Blottis autour de notre mère, nous attendions le lever du jour, le ventre serré. Un dilemme cornélien : avec le jour viendront  les  arrestations et bien des inquiétudes. Quelle que soit l'issue, le drame se préparait à notre porte. L'année précédente, des familles entières étaient arrivées dispersées, fuyant leurs villages incendiés. Le caïd de leur commune avait lâché des soldats sénégalais sur la population.  On disait qu'ils avaient violé les filles, massacré les hommes, éventré des femmes enceintes, pariant sur le sexe des enfants. Depuis ce temps, nos femmes couraient se couvrir le visage de suie et de fumier dès que  les soldats  étaient annoncés.

La peur au ventre n'a pas empêché le sommeil de nous reprendre. Le bruit des coups de pieds frappés violemment sur la porte nous fit sursauter. Nous nous réveillâmes définitivement. Les soldats enfoncèrent la porte et nous ordonnèrent de quitter les lieux en vitesse. Je saisis la main de ma sœur Yamina, qui n’avait pas encore deux ans, terrassée par la peur et déjà collée contre moi, et je sortis en courant, suivi par les autres. Je me rappelle les paroles de ma mère : « Allez droit chez votre oncle El Hocine... Je vous rejoindrai. » Puis tout se brouille dans ma tête.

Le hameau était habité uniquement par mon grand-père et les familles de ses trois fils. Nous étions au total vingt-huit personnes à vivre sous l'autorité patriarcale de mon grand-père, Mohand-Ouâli. Tous nous avons vécu  la même nuit d'angoisse. Au matin, nous avons été chassés de notre maison,  contraints d'aller chercher refuge chez des parents, abandonnant tout ce que nous possédions, car dans le désordre et la précipitation, nous n'avions pas eu le temps de penser à emporter des choses. Il fallait tout d'abord nous mettre à l'abri, sauver notre  peau.

Dans la fuite et la débandade générale, je n'ai pu m'empêcher de jeter un coup d'œil en arrière. Je vis des hommes, armés de pelles, de pioches et d'autres objets de ce genre s'attaquer à nos maisons (notre hameau en comptait alors vingt-cinq : entre habitation, granges, bergeries, etc.), œuvre de plusieurs décennies.... Nous étions le premier avril 1957. Le soleil, absent toute la nuit, fit son apparition dans un ciel bleu azur et sa lumière éclata sur la campagne environnante, ses rayons descendant sur la vallée verdoyante où les champs de blé, d'orge et de figuiers s'étendaient à perte de vue, poussant jusqu'à la mer toute proche leur verdure chargée de rosée. 

Le hameau nous échappait définitivement et, le jour même, les vieilles maisons furent détruites et à la place, on monta des baraques rectangulaires, probablement plus appropriées à l'usage de la guerre. Les arbres fruitiers qui composaient l'îlot de verdure, les haies vives qui entouraient notre hameau, nos jardins qui donnaient des fruits et des légumes en abondance disparurent sous la hache et la faucille des hommes réquisitionnés le matin même.  Il leur a fallu non seulement nettoyer  le camp de ses arbres et des vieilles maisons, mais aussi construire la clôture en fil de fer barbelé qui allait entourer toute la colline. Le soir notre hameau n'avait plus l'aspect que nous lui connaissions : un havre de paix et de volupté où nous vivions heureux avec notre  grand-père, ancêtre et patriarche, que tous nous craignions pour sa discipline, que tous nous respections pour sa sagesse, son charisme et sa générosité.

La clôture autour du camp était renforcée par des mines éclairantes qui explosaient au contact des bêtes qui avaient l'habitude de venir  rôder autour de notre maison. Un portail fermé par des chicanes en fer forgé gardait l'entrée. Des miradors (il y en avait trois, je crois) étaient installés aux endroits stratégiques et surveillaient  les alentours. Il faut dire que la position de notre hameau, bâti sur la colline dominant à la fois la mer et la montagne, offrait aussi l'avantage de disposer d'une vue imprenable sur les versants est et ouest.

Parmi les hommes requis pour le nettoyage et la transformation du hameau en camp fortifié, il y avait évidemment mon père, mon grand  frère et tous les cousins encore présents au village. Se voir participer à la destruction de ce qu'ils avaient passé leur vie à construire, de ce qui constituait leur bien matériel le plus cher et auquel ils étaient viscéralement attachés leur fendait l'âme, ce qui laissera à jamais des séquelles inguérissables. Notre père en parlait jusqu'à sa mort comme d'un fils qu'il aurait mis lui-même au fond de la tombe.

Une fois les travaux d'installation du camp achevés, l'armée se tourna vers les villages alentours. Ighil M'hend fut la première victime  de cette opération diabolique. Les soldats arrivèrent de nuit et, au petit matin, ils enfoncèrent les portes et crièrent l'ordre d'évacuer les maisons sur le champ. Dans un désordre effroyable et  sous le canon des mitraillettes, des dizaines de familles furent jetées hors de leurs foyers. Nos cousins, oncles, tantes et grands-parents d'en bas arrivèrent en masse, traînant derrière eux vieilles et vieillards, enfants et malades en convalescence, chèvres et moutons, ânes et mulets chargés du peu d'objets qu'ils purent récupérer de leurs pauvres habitations désormais abandonnés aux bêtes sauvages, seuls êtres encore vivant en liberté dans la région.

Certains des nouveaux arrivants purent trouver refuge chez des parents que pratiquement tous possédaient dans notre village. Mais la plupart furent contraints de passer les premières nuits à la belle étoile dans les champs et sous les arbres de l'espace qui leur était désigné. Une autorisation exceptionnelle leur fut accordée les jours suivants pour aller chercher des planches, des morceaux de bois.... arrachés à leur passé, à leurs vieilles bâtisses, et avec lesquels ils se sont fait des logis de fortune où ils devaient passer le reste de la guerre, dans des conditions absolument inhumaines.

Il n’y avait pas d’eau : la fontaine de notre village, alimentée par une  source située dans la montagne, était à sec depuis longtemps, la conduite ayant été détruite.  Pour la nourriture, la population ne disposait que du peu de provisions récupérées lors de l'évacuation, qui furent vite consommées. La disette s'installa, aggravée par l'interdiction de sortir qui fut aussitôt imposée… 

À Tizi-Ouzou  le 12/06/2012  Akli Gasmi

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