Editer, c’est avant tout le travail d’un lecteur. Lorsqu’il se questionne sur l’origine de sa vocation, Jacques Damade, l’homme derrière La Bibliothèque, répond – sur son site web – « Deux ou trois rencontres, un bouquin qu'on ne peut lâcher, un grand père qui ne savait que lire, cousin de Bartleby le scribe, le trou des vrillettes dans un grimoire, des caractères latins, un chat endormi, une auguste bibliothèque ancienne et des partages qui démembrent cette vieille dame. Inventaire abracadabrant qu'on dresse après coup, et puis la surprise de comprendre que chaque livre est un petit monde. »
Rassembler dans chaque livre un peu de l’infinie diversité de la Bibliothèque de Babel, tel pourrait être le projet de La Bibliothèque Et à la lecture de deux des dernières publications de la maison d’édition, on serait tenté de penser que, pour une fois, la référence borgésienne est pleinement justifiée. Pour mener à bien tel projet, il faudrait être, en plus de lecteur, un peu jardinier. Bricoleur? au moins. Collectionneur? certainement. Collectionneur, donc, Jacques Damade l'est sans l'ombre d'un doute, lui qui exhibait, en 2011, une très belle présentation littéraire : celle des Iles disparues de Paris. Là encore, les dernières publications ne laissent que peu de doutes quant à ses auteurs.
C’est à un étrange jeu de boutures, de croisements, que s’est amusé Jean-Roch Siebauer dans Nymphes, sirènes, poupées, anges et autres larves, merveilleux cabinet de curiosités où le lecteur pourra croiser, pêle-mêle, quelques héroïnes infantiles de la littérature, des poupées de plastique ou de tissus, une déesse au bain, foule d’insectes dansant dans les sous-bois et quelques cerfs bramant à la lune. Mais si Siebauer est, là encore et sans conteste, un collectionneur, c’est peut-être plus du savant fou qu’il tient tant les greffes sont au cœur de ce projet. L’on pourra ainsi apprendre la parenté secrète qu’entretiennent Lolita, Barbie et Emma Bovary, femme unique décrite à trois stades de sa vie.
« L’imaginaire n’a que faire des lignes chronologiques, ni des cartes géographiques ; il pêche où il peut, au hasard, et fait sa petite cuisine qui n’est toujours que brouillade folle. » nous dit Jean-Roch Siebauer qui s’y attelle justement ; et advient alors un mélange parfumé, au croisement entre entomologie et mythologie, moderne et ancien, un recyclage érudit brillant duquel émergent quelques images fascinantes exprimées dans une langue ciselée.
Michéa Jacobi tiendrait plus, quant à lui, du collectionneur compulsif, genre taxinomiste, de la famille des biographes. Une courte notice, cachée derrière le sommaire, nous apprend qu’Humanitas Elementi, le grand projet de Jacobi, est constitué de 26x26 biographies ; Walking Class Heroes – le présent ouvrage – correspondant donc à 1/26e de celui-ci. Ici, les vies d’hommes ont été rassemblées en fonction de leur rapport à la marche. Qu’entendre par là ? Une réunion d’athlètes et de marathoniens ? Que nenni, l’auteur, ayant les idées larges, s’est employé à présenter par de courtes notices, quelques marcheurs parmi les plus intéressants, qu’ils soient obscurs et connu. Le lecteur pourra donc remettre ses pieds dans quelques pas fameux – celui de Neil Armstrong sur la lune en premier –, mais aussi découvrir le rapport de Bashô à la marche, les parcours parallèles de Woody Guthrie et Ibn Battûta, l’angoisse de la sainteté qui poussa Jean de Dieu sur les routes, le destin de Francisco Romero, torero à pied et bien d’autres.
Ici encore, le choix est judicieux, l’accumulation fascinante et, si l’on ne va pas jusqu’aux monstrueuses boutures de Siebauer, une généalogie souterraine des marcheurs émerge à la lecture, alors que les parcours d’individus que tout séparent se croisent à la faveur d’une phrase, d’une halte, d’une ligne. Les biographies sont écrites avec un art certain de la concision : on s’embarque léger sur les routes, on se déleste du superflu pour arriver encore frais au bout du chemin.
« Les lecteurs d’aujourd’hui ont une grande capacité à se déterminer sur des signes externes. Quelquefois, la nécessité de marcher avec leur lecture est heureusement la plus forte. » Qu’on ne l’oublie pas, La Bibliothèque a pensé à tout avec ces deux livres légers qui se glisseront avantageusement dans la sacoche du citadin aussi bien que dans le sac à dos du baroudeur ! Et les gourmands pourront aussi se régaler de quelques mignardises démoniaques en poursuivant l'exploration avec Anges noirs, petit traité des succubes.
Nymphes, sirènes, poupées, anges et autres larves, de Jean-Roch Siebauer, 93 pages, neuf illustrations - ISBN : 978-2909688633 – 12€
Walking Class Heroes, De quelques marcheurs, de Michéa Jacobi, 112 pages, cinq illustrations - ISBN : 978-2909688619 – 13€
Anges Noirs, Petit traité des succubes, 204 pages, huit illustrations - ISBN : 978-2909688626 – 17 €
Chronique rédigée dans le cadre de l'opération La Voie des Indés