Une gêne. Un dérangement discret, mais palpable, l'impression absurde de ne pas s'appartenir en s'asseyant derrière le clavier de son ordinateur pour écrire à propos de ce livre, peu après l'avoir refermé. Ce drôle de roman entretient en effet un rapport général à la subjectivité de ses protagonistes qui embarque immédiatement le lecteur, aux côtés de l'auteur, au cœur même du texte, et l'assigne à tenir une place identique à celle de n'importe lequel des personnages du roman qui s'y trouve déjà. Or l'auteur paraît être lui-même spectateur de son propre récit, tandis qu'il y figure en son nom comme personnage à part entière.
À considérer que l'impression trouble de ce début de chronique ne vous coupe pas prestement toute envie de poursuivre, vous aurez alors quelque idée de la promesse que constitue ce livre quand on connait les difficultés à le commencer.

Urbs m'a fait l'effet d'un bon téléfilm, de ceux dont on se souvient encore longtemps pour leur singularité accrocheuse, leur fantaisie inattendue. Ce n'est pas tant l'enquête, le suspense ou la truculence de ses héros qui s'impose au final, mais son honnêteté directe. Sa simplicité d'apparences. Sa bonhommie, son côté accessible. Car Urbs, si l'on en croit l'auteur (qui le décrète) se veut un roman d'aventures, un roman picaresque. Une épopée collective contemporaine si tant est que cette chose-là soit encore possible. Jouant à la fois avec les codes de la littérature de gare et les aspirations romantiques du roman français, Raphaël Meltz dessine ainsi les contours d'un genre à cheval, porté sur la grandiloquence et l'autodérision. Urbs est un roman facétieux.
Nous suivons alors, au fil de treize chapitres construits autour d'autant de personnages, treize conjurés, la construction d'une narration systématiquement visitée par les interrogations existentielles de l'auteur, et son rapport conflictuel avec les canons du bon goût littéraire. La trame même du récit, vaguement inspirée par L'histoire des treize, roman de Balzac publié en séries entre 1833 et 1839, puise dans cette auguste filiation les ressorts ironiques de son ambition. Par un procédé de personnification du doute que l'on pourrait ainsi considérer comme l'incarnation d'une certaine orthodoxie romanesque, Raphaël Meltz discute en live ses propres choix d'écriture avec un certain « chevalier blanc » (ou « white chev »), tout droit sorti de son imagination. Ils instaurent ensemble un dialogue répété qui trace, au gré du récit, les contours saugrenus du genre auquel celui-ci est censé appartenir. Figure du père problématique autant qu'avatar immanent, omniscient, ce personnage distinct des autres par sa nature même (il n'apparait qu'à l'auteur) incarne le dialogue qu'entretient ce dernier avec sa conscience et son travail de création artistique. Mais il marque aussi profondément la tonalité générale du roman, amenant par des mécanismes humoristiques délibérément bancals une vraie dérision, qui semble jouer le rôle de fusible entre l'auteur et la confiance en son propos. Par l'emploi de cette créature moraliste, cet artifice schizophrène, Meltz tente ainsi de s'affranchir de ses complexes romanesques d'auteur contemporain, écrasé par le poids de la figure tutélaire de l'écrivain nobélisé, panthéonisé, drapé de gloire et de mystère et sous laquelle s'empilent des siècles de vocations mutilées par l'injonction du bien faire. Le pari que constitue cette construction abstraite parfois déroutante, voire agaçante, finit tout de même par proposer une alternative séduisante au monolithisme de l'écriture classique figée dans ses propres certitudes.
Ceci étant, revenons aux treize, puisqu'au delà des hésitations de Raphaël Meltz en tant qu'écrivant, ce sont d'abord eux qu'il nous invite à rejoindre. Groupuscule hétéroclite, société secrète, tous sexes, âges et profils sociaux confondus, les treize personnages de cette aventure ont la particularité de se voir affublés de patronymes célèbres, à la manière d'un collage surréaliste réinventé par ses emprunts aux mythes. Kevin Bourdieu, thésard en sociologie du commerce de drogue dans les « quartiers défavorisés » de la banlieue parisienne, côtoie ainsi Shéhérazade, énarque en poste au Ministère des Affaires Étrangères ou encore Emilio Rabelais, clochard bibliophile adepte de la terreur nucléaire. Chacun des membres de ce groupe, réuni à l'initiative et sous la conduite de Raphaël Meltz lui même, se voit ainsi offert, à tour de rôle, de proposer aux douze autres son propre scénario de dérèglement du cours du monde. Sa révolution en actes.
L'histoire se déroule à Paris, dans ce que la capitale comporte d'interstices magiques, ceux qui restent et que l'on ignore encore. Mais aussi, et surtout, dans ce que Paris contient de vivant, c'est-à-dire partout ailleurs qu'en son centre définitivement mort aux yeux de l'auteur, aussi bien sur le plan du réel que du romanesque. Urbs est à ce titre un roman de critique sociale et politique qui interroge les possibilités subversives du réalisme en littérature. Partout ailleurs que Paris-centre, c'est donc dans tous ces alentours équarris, humides et gris, la banlieue proche et lointaine comme la campagne immédiate. Ces grandes zones oubliées qui dessinent, en creux, l'allégorie d'une France arc-boutée sur sa nature supposée singulière pourtant réduite à l'état d'artefact touristique. Sans tomber dans un angélisme des marges plus ou moins fantasmées, ce roman nous invite à sortir avec lui de nos grandes villes éreintées, quadrillées, surveillées, pour aller mesurer tout autour l'infinie variété de trajectoires et de configurations dans lesquelles se lit et se vit encore l'histoire du pays. Celle-là même, au fond, qui constitue la véritable substance de son identité. Son moteur. Car d'Histoire et d'histoires il est ici précisément question.
Avec une érudition feinte dissimulée derrière des trésors de mise à distance, de modestie voire de certains aspects parfois potaches, l'auteur parvient en effet à nous distiller au gré des pérégrinations de sa petite troupe crypto-anarchiste une somme de connaissances et d'anecdotes parfaitement réjouissantes. Sorte de démonstration, par le minuscule, de la grandeur du tout. Qui sait par exemple que la norme mesurant aujourd'hui encore l'écartement des voies ferrées françaises correspond à 1 mètre 435, soit l'écartement des roues du carrosse de la reine d'Angleterre, premier pays constructeur de trains au monde ? Qui encore à déjà entendu parler des Brigades Chacón du Chili révolutionnaire, ou du faux Paris créé de toutes pièces par Fernand Jacopozzi en 1918 pour tromper les bombardiers allemands menaçant de pilonner la capitale? Il y a dans ce savoir holistique une gourmandise simple et contagieuse. Une force qu'on n'oserait qualifier de tranquille, mais qui suscite un bonheur quasi enfantin à découvrir tous ces détails inconnus. Or l'on trouve, en sous-texte à peine voilé d'un propos jamais affranchi d'une véritable mélancolie, la démonstration brute et tragi-comique que notre monde post-capitaliste post-industriel post-moderne post-tout broie et dévore sans relâche le peu d'espoir qu'il consent, pourtant, à nous accorder par petites touches d'artifices savamment orchestrés. Urbs, ne l'oublions pas, est en définitive un roman révolutionnaire qui ne dit pas son nom, par pudeur et par crainte de la désillusion surtout. Nous ne sommes jamais loin des incantations au soulèvement concret de l'Insurrection qui vient, ouvrage dont la postérité médiatique aura pourtant suffi à le vider de toute sa puissance de combat, et il est amusant de noter qu'est paru le mois dernier chez le même éditeur un petit fascicule intitulé Premières mesures révolutionnaires, détaillant le tempo des actions à mener le jour même du (futur) soulèvement populaire. Là encore, à cheval ou entre-deux, la proposition de Raphaël Meltz se pose à rebours de ce que l'on attend des indignations romanesques, pour offrir ce que permet justement la littérature : la perspective d'une éloquence politique véritablement subversive en ce qu'elle se donnerait les moyens de la farce et de la poésie.
Urbs - Raphaël Meltz - Edition Le Tripode - Septembre 2013 - 240 pages - 978-2-917084-75-5 - 16 €.