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Billet de blog 4 février 2025

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Le darwinisme est-il un humanisme ?

Un article de Georges Bringuier, auteur de "Charles Darwin, théoricien de l'évolution, penseur agnostiques", Editions L'Harmattan, collection Débats laïques.

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Le darwinisme est-il un humanisme ?

La théorie de l’évolution de Charles Darwin est la théorie la plus contestée depuis sa publication en 1859 et elle l’est toujours aujourd’hui. L’opposition frontale au darwinisme est le créationnisme, courant de pensée protéiforme, aussi divers que les obédiences confessionnelles dont il émane. Le retour de Trump va sans nul doute exacerber le créationnisme des évangéliques. Mais Darwin est aussi accusé de racisme, d’eugénisme, de sexisme… sans oublier le « darwinisme social ».

Se pose alors la question : Darwin était-il humaniste et sa théorie est-elle un humanisme ?

Charles Darwin est le produit de la bourgeoisie victorienne, à la confluence de deux grandes familles, les Darwin et les Wedgwood. Les Darwin sont médecin de père en fils ; les Wedgwood sont des industriels céramistes. Les deux grands-pères de Charles, Erasmus Darwin et Josiah Wedgwood, fondent une société savante qui accueille des personnalités comme James Watt, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson. Les deux familles sont unies par de nombreux mariages, pratique commune dans la bourgeoisie pour éviter la dispersion des fortunes. C’est ainsi que Charles épousera sa cousine Emma, son oncle devenant son beau-père.

Il entreprend des études de médecine à Edinbourg, qu’il abandonne au désespoir de son père. Celui-ci l’incite à entreprendre des études de théologie à Cambridge pour devenir pasteur de l’Église anglicane. À cette époque, Charles est suffisamment croyant pour envisager une telle carrière, mais ce qui l’intéresse avant tout, ce sont les sciences naturelles. En effet, le cursus théologique comprenait une formation scientifique qui s’inscrivait dans la « théologie naturelle » du pasteur William Paley, pour qui les lois de la nature étaient les preuves de l’existence de Dieu. Paley est le maître à penser de l’intelligent design, cet avatar du créationnisme.

Son professeur John Henslow, pasteur anglican, devient son ami, et les études terminées, il lui propose de s’embarquer sur le Beagle pour un voyage exploratoire autour du monde. Le capitaine Fitzroy recherche une personne érudite et suffisamment fortunée pour financer son voyage. Fitzroy est un aristocrate à tendance dépressive et il a besoin d’un homme de compagnie. Lors du précédent voyage du Beagle le capitaine s’était suicidé et le jeune Fitzroy avait dû prendre les commandes. Par ailleurs, l’un de ses oncles s’était lui aussi suicidé. Fitzroy craignait de tomber en dépression voire de se suicider à son tour. Il aura malheureusement raison sur les deux points. Darwin est donc un passager, seul à prendre ses repas avec le capitaine. Il ne passera que 500 nuits sur le bateau sur les 1700 que compte le périple. Il accomplira de nombreuses et longues expéditions terrestres.

Le voyage qui ne devait durer que deux ans, va finalement se prolonger sur presque cinq. C’est de loin l’évènement le plus important de la vie de Darwin. La mission de Beagle est de cartographier les côtes de l’Amérique du Sud à des fins commerciales. L’autre mission que s’est assignée Fitzroy est de ramener chez eux trois fuégiens qui avaient été capturés lors du précédent voyage pour avoir dérobé une barque et qui ont été civilisés et christianisés en Angleterre. À leur tour ils civiliseront et christianiseront les tribus dont ils sont issus au bénéfice de la colonisation britannique, espère Fitzroy.

On peut s’arrêter sur quelques étapes qui ont nourri le questionnement scientifique de Darwin et qui ont alimenté son humanisme généalogique.

Au Brésil, il est confronté à l’esclavage et il assiste impuissant à des scènes qui l’horrifient et qui vont longtemps hanter ses nuits. Pour lui, « l’esclavage est un scandale des nations chrétiennes ». Ses deux grands-pères avaient fondé l’Anti Slavery society, et Wedgwood avait conçu une médaille représentant un esclave brisant ses chaînes sur laquelle est inscrit « I’m not a man and a brother ». En 1788, Mirabeau, Condorcet, Lafayette… créèrent à leur tour « La société des amis des noirs » en reprenant la médaille de Wedgwood avec l’inscription « Ne suis-je pas un homme et un frère ? » Sur le Beagle, l’esclavage est source de disputes avec Fitzroy. Pour Darwin, l’esclavage est « l’expression la plus détestable du racisme ».

En Argentine, il dénonce la guerre d’extermination des Indiens, menée par le général de Rosas.

Du nord au sud, il constate chez certaines espèces des ressemblances mais aussi des différences : lama et guanaco, autruche et nandou. Il découvre des fossiles qui s’apparentent à des formes existantes mais qui diffèrent par la taille. L’idée d’une parenté commune est en germe.

En Terre-de-Feu, c’est le choc des civilisations. Lorsqu’il rencontre les tribus fuégiennes, il est en présence, pense-t-il, de l’homme primitif dans sa nature, vivant dans des huttes, vêtu de peaux de guanaco ou de phoques, sur les terres les plus inhospitalières de la planète. Les femmes, qui plongent dans les eaux glacées pour pourvoir la tribu en coquillages, sont réduites à l’esclavage. On recherche à cette époque le « chaînon manquant » et on expose des Pygmées et des Aborigènes lors des foires à Berlin, Londres et Paris. Or, les premiers Fuégiens avec qui Charles a été en contact sont ceux que Fiztroy ramène chez eux. Ils ont, en peu de temps, accomplis de grands progrès dans la maîtrise de l’anglais, dans la façon de se vêtir avec élégance et de se tenir. Pour le jeune Charles, les Fuégiens sont ses semblables qui diffèrent de lui non par des capacités cognitives, mais par la culture et le milieu de vie. Ces considérations vont nourrir chez lui l’idée qu’il n’existe qu’une seule espèce humaine, en contradiction avec l’idée communément admise de la pluralité des origines qui alimente le racisme.

Au Chili, il déplore les conditions inhumaines des jeunes chiliens qui travaillent dans les mines. Avec sa sœur, il contribuera à la lutte contre le travail des enfants. Il créera une société de prévoyance et s’engagera dans une association d’aide au chauffage et à l’habillement.

Dans l’archipel volcanique des Galápagos, il observe des pinsons qui diffèrent d’une île à l’autre par la grosseur de leur bec, des tortues géantes qui se distinguent par la forme de leur carapace et des iguanes marins et terrestres.

À Tahiti, il se baigne à côté des tahitiens et pour lui, la beauté n’est pas du côté de ceux dont « la peau ressemble à une plante qu’on a fait blanchir à côté d’une plante verte poussant vigoureusement dans les champs ».

En Nouvelle-Zélande, il se réjouit de voir les enfants maoris et les enfants des missionnaires jouer ensemble, ce qui est pour lui l’assurance d’un bel avenir pour la société néo-zélandaise.

En Australie, il s’inquiète de constater que les Aborigènes sont décimés par les maladies importées par les colons.

En Tasmanie, il ne rencontre aucun indigène. Il apprend qu’ils ont été massacrés ou déportés, à la suite de vols et de meurtres, mais il soupçonne ses compatriotes d’avoir commis ces actes. Truganimi, dernière survivante de cet holocauste, est morte en 1876.

C’est un dilettante qui est parti, c’est un savant reconnu qui revient. Il a acquis de fortes capacités de travail et est riche de collections et d’observations. Mais plus que tout, il revient avec une question existentielle : d’où venons-nous ? C’est la lecture de l’ « Essai sur les populations » du révérend et économiste Thomas Malthus, qui va provoquer le déclic dans son esprit. Malthus considère que les populations humaines croissent de manière exponentielle alors que les ressources augmentent de façon constante. En conséquence, si rien ne venait limiter la croissance des populations humaines, les ressources seraient très vite insuffisantes. C’est donc que les moins aptes sont éliminés. Darwin applique la théorie malthusienne non aux populations humaines mais aux animaux et aux plantes. Il a 30 ans quand il tient sa théorie, mais il veut être sûr de lui, car il sait qu’il va être attaqué, en particulier par l’Église. « J’ai l’impression d’accomplir un meurtre » écrit-il. Il ne veut pas heurter les croyants : pour lui, science et religion ne suivent pas le même chemin.

Il va s’intéresser à la domestication des animaux et des plantes pour comprendre les mécanismes sélectifs. En 1859, il a 50 ans quand il publie « L’Origine des espèces ». La sélection naturelle n’est pas la loi du plus fort, mais du plus apte. Le transformisme est dans l’air du temps et la théorie évolutionniste de Darwin n’est pas la première. On peut citer son grand-père Erasmus Darwin qui dans son ouvrage Zoomania avait décrit un évolutionnisme certes plus poétique que scientifique et surtout le français Lamarck dont la théorie concurrente est souvent confondue avec celle de Darwin.

La reproduction produit de la variété et de nouveaux caractères peuvent apparaître de manière aléatoire. Si ces caractères confèrent à l’individu qui les possède une meilleure adaptation au milieu dans lequel il évolue, il va vivre plus longtemps que les autres, se reproduire davantage et transmettre par hérédité ce caractère qui est donc sélectionné naturellement et qui va se répandre dans la population.

Par exemple, le bec des pinsons des Galápagos est massif sur les îles où la nourriture est constituée de graines et fin sur celles où ils se nourrissent de vermisseaux.

Le cou des girafes est un très bon exemple qui permet de différencier la théorie de Darwin de celle de Lamarck. Pour ce dernier, quand la nourriture n’est disponible qu’au sommet des arbres, les girafes fournissent un effort pour allonger leur cou. Ce nouveau caractère est transmis aux descendants. La théorie de Lamarck est providentialiste, caractérisée par l’élan vital et la transmission des caractères acquis. Pour Darwin, les individus qui ont un cou plus long que les autres, se nourrissent mieux, vivent plus longtemps, se reproduisent davantage et le caractère « cou long » se répand dans la population des girafes. L’agent sélecteur est la position de la nourriture au sommet des arbres.

La théorie de Lamarck est illustrée par la phrase : « la fonction créé l’organe » toujours présente dans notre inconscient collectif. Une étude sociologique récente a montré qu’une majorité de personnes interrogées sur un fait évolutif donnait une réponse lamarckienne en pensant donner une réponse darwinienne.

Dans L’Origine des espèces, Darwin n’applique pas sa théorie à l’homme et dix ans s’écoulent avant qu’il publie The Descent of man (« Filiation de l’homme »). C’est ce que le philosophe Patrick Tort nomme le silence anthropologique de Darwin, temps mis à profit par des sociologues et économistes pour s’emparer de la théorie et la dévoyer pour donner le mal nommé « darwinisme social » et son prolongement, l’eugénisme. Selon Herbert Spencer l’aide aux plus défavorisés handicape le groupe auquel ils appartiennent, en le plaçant en situation d’infériorité par rapport aux groupes rivaux. Ce « darwinisme social » traduit une méconnaissance de l’œuvre de Darwin due à un effet pervers de sa vulgarisation ou pire à une malveillance visant à la discréditer. Francis Galton, le cousin de Charles Darwin, fonde l’eugénisme, « science » visant à opérer sur les collectivités humaines une sélection génétique délibérée. C’est la domestication de l’homme par l’homme.

Darwin applique enfin sa théorie à l’homme dans The Descent of man. La sélection naturelle sélectionne les instincts sociaux et la morale. Darwin est convaincu qu’il faut aider les plus faibles et les plus démunis, combattre la souffrance. Chez l’homme la sélection des instincts sociaux et des sympathies s’oppose à la sélection naturelle, la culture prenant le pas sur la nature. C’est ce que Patrick Tort nomme l’« effet réversif ».

Laissons à Darwin le mot de la fin (extrait de The Descent of man) : « À mesure que l’homme avance en civilisation et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres d’une même nation. Seule une barrière artificielle peut empêcher ses sympathies de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence, l’expérience, malheureusement, montre combien le temps est long avant que nous les considérions comme nos semblables. »

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