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Billet de blog 4 février 2025

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Les créationnistes aux trousses de Darwin

Un article de Georges Bringuier, auteur de "Charles Darwin, théoricien de l'évolution, penseur agnostiques", Editions L'Harmattan, collection Débats laïques.

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Dès sa parution en 1859, la théorie évolutionniste de Darwin a été contestée, lui-même souvent moqué y compris par la presse française. Depuis, elle n’a jamais cessé d’être rejetée et elle l’est encore aujourd’hui, en particulier par des courants religieux fondamentalistes. Dans certains établissements scolaires, le nom de Darwin est même difficilement prononçable. La théorie de Charles Darwin a en effet remis l’homme à sa place dans la classification du vivant et a repoussé la nécessité de faire appel à une transcendance pour expliquer l’origine des espèces, l’homme y compris.

Au lendemain de la sortie de L’Origine des espèces, Darwin écrit à son meilleur ami, Joseph Hooker, « les créationnistes sont à mes trousses et veulent m’attraper pour me faire brûler ». Dès la deuxième édition, prudent, pour ne pas heurter l’Église, il ajoute le mot « création » ; il le regrettera plus tard et expliquera que création signifie dans son esprit « apparition par un procédé encore inconnu ». Pour lui, science et religion suivent des chemins différents.

La théorie de Darwin est confrontée à des courants de pensée que l’on peut regrouper sous le nom de « créationnismes ». Le créationnisme des origines est issu des mouvements évangéliques américains très influents dans les États du Sud, de la Bible Belt (« ceinture de la Bible ») qui furent sécessionnistes et esclavagistes. Ces créationnistes ont une interprétation littérale de la Bible, croient que la Terre a moins de 10 000 ans et pensent que Dieu a créé le monde et tout ce qui y vit dessus en six jours. Ils défendent l’inerrance biblique. Le créationnisme est une réaction directe, frontale au darwinisme.

Le procès de Dayton en 1925, dit « procès du singe », est un évènement qui a marqué la société américaine (une pièce de théâtre et plusieurs films retraceront l’histoire de ce fameux procès avec des acteurs comme Spencer Tracy, Dick York, Gene Kelly, Kirk Douglas, Jack Lemmon). En 1924, dans le Tennessee, une nouvelle loi, le Butler act, interdit d’enseigner que l’homme descend d’une espèce animale inférieure. Thomas Scopes, soutenu par l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU : American Civil Liberties Union), teste la constitutionnalité de la loi et enseigne que l’homme descend du singe (en réalité, l’homme ne descend pas du singe : c’est un primate qui partage avec les singes un ancêtre commun). Traduit en justice, il perd le procès, mais c’est une victoire sur l’opinion publique. Cependant, des lois interdisant l’enseignement du darwinisme sont promulguées dans le Mississipi, en Arkansas et au Texas.

Dans les années 1960, on observe un recul du créationnisme. En 1957, le lancement réussi de Spoutnik en pleine guerre froide avait incité le gouvernement américain à renforcer l’enseignement des sciences par crainte d’être distancé par les Russes. On assiste à une vague d’annulation des lois anti-évolution et le Butler Act est abrogé par la Cour suprême en 1968.

Dès lors, les créationnistes ne s’opposent plus frontalement à l’enseignement de la théorie de Darwin, mais ils veulent démontrer que c’est une pure spéculation, une théorie comme une autre, comme leur propre théorie qu’ils dénomment « science de la création » et ils exigent que leur science soit enseignée comme une théorie alternative. Les créationnistes ont leurs propres « instituts de recherche » : Creation Research Society (créé en 1963 dans le Missouri), Institute for Creation Research (créé à Dallas en 1972), ou Answers in Genesis… qui prétendent démontrer scientifiquement l’historicité des récits bibliques. Un musée de la Création est ouvert ainsi que des parcs d’attractions où le visiteur est accueilli par Adam et Ève, où l’on peut déjeuner dans le jardin d’Eden et visiter l’arche de Noé… Une expédition a même été organisée sur le Mont Ararat pour rechercher des preuves géologiques du déluge.

Avec l’élection de Ronald Reagan en 1980, débute une croisade des « créationnistes scientifiques » : les fondamentalistes sont dans l’antichambre du pouvoir. Les créationnistes vont jusqu’à considérer que la théorie de l’évolution des espèces est un dogme. C’est ainsi qu’en 1981, une loi visant à accorder le même traitement à la science de la création et à la théorie de l’évolution dans l’enseignement est promulguée dans l’Arkansas. Mais l’année suivante, à Little Rock dans l’Arkansas, se tient un deuxième procès médiatique. Le célèbre paléontologue Stephen Jay Gould (1941 - 2002) est appelé à la barre en tant qu’expert : le créationnisme n’est pas reconnu comme étant une science et ladite loi est déclarée anticonstitutionnelle. Pourtant, le président Reagan avait soutenu les évangéliques ; il avait déclaré publiquement préférer descendre d’Adam et Ève que d’un singe.

Il y aura ainsi 26 procès perdus par les créationnistes, jusqu’à ce que la Cour Suprême déclare en 1987 illégal l’enseignement de la « science de la création ».

Le créationnisme n’ayant pas d’avenir, du moins scolaire, il change de visage. À partir des années 1990, se développe une théorie qui se prétend scientifique et qui remet en question la théorie de l’évolution : l’intelligent design est un principe providentialiste qui fait intervenir une transcendance en se gardant d’utiliser le mot Dieu. L’intelligent design est, certes, évolutionniste mais anti-darwinien. Ce mouvement est soutenu par un puissant et très conservateur lobbying le Discovery Institute. Sur le site de l’organisation on peut lire : « Le dessein intelligent est une théorie scientifique qui affirme que certaines caractéristiques de la nature sont mieux expliquées par une cause intelligente, plutôt que par un processus non dirigé tel que la sélection naturelle. »

En 2005, à Dover en Pennsylvanie, se déroule un autre procès, cette fois contre l’enseignement de l’intelligent design. Leurs partisans, soutenus par George W Bush, perdent le procès et le juge déclare que la démarche de l’intelligent design est « d’une stupidité à vous couper le souffle. »

Contrairement au créationnisme fixiste, l’intelligent design ne s’oppose pas à l’évolution, mais il s’agit d’une évolution programmée, ayant une finalité. Le monde est forcément le résultat d’un projet, d’une intention, d’un plan. Le monde est trop ordonné, trop complexe pour résulter du hasard. Il ne peut qu’être l’œuvre d’une puissance créatrice, d’un dessein intelligent. C’est le principe de la « complexité irréductible » ou la métaphore de l’horloger de William Paley : « si vous trouvez une montre sur la lande, vous ne doutez pas qu’elle a été fabriquée par un horloger ». De même, comment penser qu’un organe aussi complexe que l’œil, par exemple, avec la précision de son optique et de sa géométrie, ait pu se former par pur hasard.

Le révérend William Paley est un auteur de référence de l’intelligent design : il est l’auteur des ouvrages Théologie naturelle et Preuves du christianisme. Paley reprend l’argument de l’horloger de Voltaire : « L’Univers m’embarrasse, je ne peux songer que cette horloge existe et n’ait point d’horloger ».

Voltaire et ses horloges, Lamarck et sa force vitale, bien que représentants du siècle des lumières, apportent bien involontairement leur concours à l’intelligent design. L’évolutionnisme n’explique peut-être pas tout, mais l’intelligent design n’explique rien : c’est le « Dieu bouche-trou » qui comble les lacunes de la connaissance.

Malgré le procès perdu en 2005 par les créationnistes, cette fois, à l’inverse du procès de 1925, c’est l’opinion qui est acquise à leur thèse (les deux mandats de Bush ont ravivé la ferveur religieuse).

Actuellement, c’est au nom de la liberté d’enseignement que les créationnistes parviennent à introduire leur doctrine dans les programmes en prenant, comble d’ironie, l’exemple de Thomas Scopes ! L’objectif est de permettre aux enseignants de diffuser des théories alternatives qui sont pseudo-scientifiques. Dans les États comme le Kansas, le Texas, la Louisiane, le Tennessee, le Dakota, L’Indiana, le Kentucky, l’Oklahoma … théorie de l’évolution et intelligent design sont enseignés à parts égales ; c’est le balance treatement. Les évangéliques suprématistes ont massivement voté pour Donald Trump et s’ouvre à eux une période faste pour l’avancée de leurs thèses fondamentalistes. Déjà, pour son premier mandat Trump avait choisi pour vice-président, Mike Pence, un créationniste forcené et pour secrétaire d’État à l’Éducation Betsy DeVos qui était favorable au balance treatment. Pour son deuxième mandat, il nomme Linda McMahon, une ancienne catcheuse, qui aura pour mission de donner plus de liberté d’enseignement aux États et aux familles.

Le créationnisme évangélique est un créationnisme « terre jeune », mais il existe une autre forme de créationnisme, dit « terre ancienne » (en réalité, il existe toute une variété de créationnismes hybrides). Ce créationnisme a été brusquement révélé en 2006 dans l’Atlas de la création envoyé dans les établissements scolaires en France et en Europe depuis la Turquie. Contrairement aux premiers, ces créationnistes ne contestent pas les 4,6 milliards d’années de la Terre, mais ils nient totalement toute forme d’évolution. Leur objectif est de démontrer « scientifiquement » que les fossiles qui sont clairement datés de plusieurs millions d’années prouvent que les espèces n’ont pas évolué. « Les trous des fossiles » font leur bonheur. De manière générale les pays musulmans constituent un terreau fertile pour ce créationnisme « terre ancienne ». L’antidarwinisme est surtout une lutte contre l’athéisme et le matérialisme occidental.

Les créationnismes trouvent des relais en Europe et en France. Profitant de la confusion entre les différents ordres de pensée, c’est la place de la science qui est interrogée en rendant plus que jamais nécessaire la distinction entre la connaissance et la croyance. En Europe, sa propagation dans la société mais également dans les media et dans les sphères dirigeantes est telle qu’en 2007 le Conseil de l’Europe a jugé nécessaire de prendre une Résolution sur les dangers du créationnisme dans l’enseignement, à l’instigation du député français Guy Lengagne.

Dès la parution de L’Origine des espèces en 1859, les Églises se sont montrées opposées à la théorie de Darwin. En 1877, le pape Pie IX avait soutenu un ouvrage qui attaquait « les aberrations du darwinisme » après avoir condamné les Droits de l’homme et du citoyen en 1864, en les déclarant « impies et contraires à la religion » et en lançant l’anathème contre la liberté de conscience.

Par la suite, les Églises, en particulier l’Église catholique, se sont montrées plus modérées, peut-être pour ne pas reproduire l’erreur du procès de Galilée. Jean-Paul II, qui avait déclaré que « l’évolution était plus qu’une hypothèse », admettait « du bout des lèvres » l’évolution, mais on ne sait si dans son esprit elle était darwinienne ou anti-darwinienne. Il nuançait en effet son propos en limitant l’évolution au corps matériel, excluant l’âme immatérielle de tout processus. Bien qu’après le procès de Dover de 2005 le Vatican se soit démarqué de l’intelligent design, Benoît XVI avait manifesté une position critique vis-à-vis de la théorie de l’évolution dont il avait dénoncé les faiblesses. Il avait posé les limites dictées par la religion à la démarche scientifique : « l’homme ne peut être le produit accidentel et dépourvu de sens de l'évolution. » Benoît XVI, comme Jean-Paul II l’avait fait auparavant, rappela que la science devait être au service de la foi : « la vérité scientifique est une participation à la vérité divine ». La tendance vaticane est un créationnisme évolutif, type intelligent design : « l’être humain n’est pas sur Terre par hasard, même s’il est le produit de l’évolution… » En octobre 2014, le pape François a quant à lui déclaré devant les membres de l’Académie pontificale des sciences que le Big Bang ne contredit pas « l’intervention créatrice de Dieu, au contraire, il la requiert ». Il en va de même avec la théorie de l'évolution qui n’est pas incompatible avec l’idée de Dieu car « elle requiert la création d’êtres capables d’évoluer ». Comme l’on fait ses prédécesseurs, le pape François est engagé dans une démarche de réconciliation entre la science et la religion. Or, la religion n’est pas soluble dans la science, et inversement ; l’une et l’autre ne peuvent exister que dans des espaces différents et imperméables. Il est à noter que les croyants sont condamnés à de difficiles contorsions rhétoriques.

En France, si la laïcité nous met à l’abri du créationnisme pur et dur, sommes-nous à l’abri de formes plus subtiles de créationnismes comme l’intelligent design ? La laïcité est une condition nécessaire mais pas suffisante.

Tout d’abord, n’oublions pas que nous sommes le pays de Lamarck et l’expression « la fonction créé l’organe » est bien enracinée dans notre conscience collective ; or cette phrase est on ne peut plus anti-darwinienne. Il est à remarquer qu’en France le darwinisme a eu plus de mal que dans les autres pays d’Europe à s’introduire. Il s’est implanté plus tardivement et moins massivement, tant dans le monde scientifique que dans la culture générale. Darwin s’étonnait que dans le pays des Lumières, pays de Buffon, de Saint Hilaire, de Lamarck, la théorie avait plus de mal qu’ailleurs à pénétrer les milieux scientifiques.

La laïcité assure à tous les citoyens la liberté absolue de conscience, la liberté de penser que nous avons été conçus par un dieu en six jours, que l’espèce humaine vient d’une autre planète… ou bien, nous pouvons penser que le monde vivant résulte des lois de la nature. Penser que le monde a été créé en 7 jours, ne fait pas d’une personne un créationniste. Est créationniste celui ou celle qui veut faire passer sa cosmogonie pour une science et par conséquent l’imposer dans les programmes d’enseignement.

La formation à la pensée critique, à la démarche scientifique, à l’épistémologie, doivent nous préserver des créationnismes. Or, aujourd’hui les media sont « pollués » par des messages qui entretiennent la confusion entre croyance et science (dans des magazines on peut lire des titres comme : « Dieu existe-t-il ? Qu’en pensent les scientifiques ? » ou « Dieu et la Science » ... )

La science et la laïcité font l’une et l’autre, chacune à sa manière, la promotion de la raison, de l’esprit critique ; elles libèrent l’une et l’autre de toute emprise, de toute tutelle idéologique ou religieuse. Ainsi les vérités révélées, les dogmes sont contenus dans la sphère privée et doivent être distingués des théories scientifiques qui sont universelles.

Le créationnisme s’inscrit dans le conflit séculier entre vérité révélée et raison, entre science et religion, entre savoir et croire. Darwin est toujours la bête noire des créationnistes. Défendre Darwin et sa théorie de l’évolution des espèces, c’est défendre une vision laïque de la société, une conception rationnelle du vivant, de l’univers. Le darwinisme est présenté par ses détracteurs comme le symbole du déclin des valeurs morales que seul le retour de la religion peut ramener, ceci afin d’attribuer un rôle politique à la religion.

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